Connexion

Le chatbot, partie émergée de la numérisation des directions juridiques

Par LA LETTRE DES JURISTES D'AFFAIRES
Paru dans La Lettre des Juristes d'Affaires Magazine N°56 - Octobre 2018

Conséquence de la mise en œuvre de la transformation numérique des directions juridiques, les chatbots, autrement appelés agents conversationnels, sont des logiciels qui peuvent dialoguer avec un utilisateur grâce à des conversations automatisées effectuées en langage naturel. Leur forme paraît cependant encore un peu futuriste pour certains. Miracle ou gadget ? Retour d’expérience et témoignages de ceux qui les ont mis en place.

Dans l’entreprise, les juristes sont souvent considérés comme les gardiens du temple et ont, vis-à-vis des autres employés, cette image de « mémoire vivante » de la société. Mais cette aura de « statue du commandeur » n’est pas sans inconvénients. « Le juriste est celui qui a connaissance de l’historique de l’entreprise. Il est considéré comme une source fiable pour certaines informations qui vont au-delà des données strictement légales et que l’on pourrait qualifier de parajuridiques », estime Yves Garagnon, fondateur de l’éditeur de logiciels Dilistrust. Le chatbot, dans ce cadre, est encore parfois perçu comme trop « avant-gardiste » par beaucoup de directeurs juridiques selon Yves Garagnon, même si « la tendance prend forme ». Véritable interface entre la direction juridique et les opérationnels, il s’intègre évidemment à un plan plus global de numérisation du service. Mais cet outil, destiné aux tiers, constitue la vitrine de la DJ et permet de faire office de filtre. « C’est, parmi les autres projets que nous avons développés, le plus innovant et le plus emblématique des outils tournés vers les opérationnels », confie l’équipe de la direction juridique d’EDF en charge du projet, composée de Sabine Le Gac, Julie Amiot et Juliette Sachs.

À la recherche du temps perdu

« Les membres des directions juridiques doivent absolument gagner du temps sur les tâches basiques, afin de se focaliser sur la valeur ajoutée, car il est impossible de recruter ou d’augmenter les budgets, alors qu’ils sont de plus en plus sollicités par les opérationnels », analyse Olivier Chaduteau, du cabinet Day One. Conformité, RGPD, etc. sont autant de nouvelles réglementations à propos desquelles les opérationnels font appel à eux. « Les demandes des régulateurs, des marchés et des actionnaires sont de plus en plus nombreuses et nécessitent un partage, une sécurisation et une restitution vers l’extérieur d’informations détenues par la direction juridique », observe Yves Garagnon. La seule solution est donc d’augmenter la productivité. Et pour cela, de se concentrer sur le cœur de métier. Un grand nombre de questions posées par les opérationnels au service juridique sont, selon Olivier Chaduteau, des « questions récurrentes sans valeur ajoutée ». Il les désigne par l’acronyme QRSVA. C’est-à-dire, pour la plupart, des questions simples, parajuridiques ou non juridiques qui ne nécessitent pas véritablement une expertise importante, mais pour lesquelles l’opérationnel sollicite le juriste, en raison de leur caractère transverse. Mais le pôle juridique se trouve rapidement débordé.



La première démarche à accomplir est d’identifier ces questions récurrentes et d’élaborer une FAQ (liste des questions fréquemment posées ou Frequently asked questions). Les questions doivent donc être identifiées et classées par catégories et le processus doit ensuite être inversé. En effet, les FAQ recensent les questions, alors que le chatbot recense les réponses. Le chatbot doit être capable de comprendre la question formulée en langage naturel par l’utilisateur et de la reformuler de manière à appeler la réponse idoine.

Jérôme Flament, juriste et chef de projet chatbot chez Orange, explique que des ateliers ont été mis en place, rassemblant juristes et opérationnels, afin de les recenser et de rédiger les réponses. Même démarche au sein d’EDF, où les juristes se sont réunis, épaulés par leurs collègues de l’informatique et du numérique.

L’idée de mettre en place le « juriste virtuel » a émergé à l’occasion d’une idéation organisée au sein de la direction juridique. « Aucun prestataire que nous avions contacté ne proposait de chatbot juridique », révèle l’équipe de femmes. Les initiateurs du projet ont finalement sélectionné le prestataire Do you dream up, qui était déjà à l’origine d’un chatbot commercial pour les clients d’EDF, et ont travaillé avec lui afin d’adapter leur agent conversationnel au monde juridique. « Nous avons travaillé en mode Agile, avec du design thinking. Les juristes ont d’abord élaboré une liste de 150 questions qui leur étaient fréquemment posées et nous avons fait appel à des bêta testeurs au sein de l’entreprise, pour les traduire en langage naturel. » Le processus de mise en place a ainsi amélioré la cohésion de l’ensemble des équipes. Tous les participants à l’expérimentation ont été appelés à voter pour choisir l’avatar et le nom de leur futur interlocuteur virtuel. Et le résultat est sans appel. Lancé en juillet 2017, avec une base de 200 questions réponses, il rassemble désormais 800 connaissances juridiques et est déployé auprès des 9 000 employés de la direction commerciale. La prochaine étape est de l’étendre auprès des 70 000 employés de toutes les entités de l’entreprise. La direction juridique a ainsi estimé le temps gagné depuis la mise en place du chatbot, à une demi-journée par semaine et par juriste. « Nous perdons moins de temps sur les tâches à faible valeur ajoutée, et l’opérationnel, lui, ne se heurte plus à la masse opaque de la réglementation », estime Michel Zix, responsable des sujets de protection des données et de technologie de l’information pour le chatbot Société Générale.

Redorer le blason de la direction juridique

C’est donc dès le stade de l’élaboration de l’outil que les juristes peuvent saisir l’occasion de mobiliser les compétences dans l’entreprise et créer ainsi une synergie entre les équipes. Le chatbot prend alors le caractère d’une « création commune », ce qui lui confère une aura particulière. « L’adoption de cet outil correspond à une transformation de la relation entre l’entreprise et ses juristes, ainsi qu’à l’accroissement de la culture juridique des opérationnels », note Olivier Chaduteau.

Le service juridique peut, en outre, élargir son champ d’influence grâce à l’outil, notamment en transformant son statut transversal en avantage. « Avec le chatbot, la direction juridique se pose en véritable acteur de la vie de l’entreprise, plutôt qu’en service auquel on s’adresse en dernier recours, estime Yves Garagnon. Par ailleurs, il donne une image proactive d’un service qui anticipe les besoins réglementaires. »

L’habillage convivial de l’outil ne doit pas être négligé, car c’est un élément crucial pour le faire connaître auprès des salariés de l’entreprise qui seront ainsi incités à y avoir recours. Le rôle du chatbot est d’insérer des éléments de dialogue naturel dans le module de consultation que la DJ met à la disposition des opérationnels. Chez EDF, les concepteurs lui ont même fait dire des plaisanteries. « Il est indispensable de donner un côté attractif et ludique à l’outil », estime l’équipe. Même tendance à la Société Générale, où le chatbot interne est dénommé « Ioda », en référence au personnage plein de sagesse de La Guerre des étoiles. Une autre manière de donner une image positive de la direction juridique.

En réalité, confie Michel Zix, créer un chatbot, c’est aussi « présenter les traditionnelles guides lines, qui existent au format Word et que tout le monde a oublié, de manière user friendly ». L’enjeu est aussi financier, car rendre la direction juridique visible peut aussi multiplier les chances d’augmenter son enveloppe, lors de la prochaine répartition budgétaire. Ainsi, les récompenses récoltées par le chatbot d’EDF (prix de l’innovation décerné par le Village de la justice et un prix reçu en interne) ont fait forte impression auprès de la direction générale de l’entreprise. « Nous avons été sollicités par d’autres directions en interne et par d’autres entreprises, confie l’équipe. Le chatbot a modernisé l’image de la DJ. »

Un outil en constante évolution

Mais mettre en place un chatbot n’est pas si simple. Il est d’abord important de bien délimiter son champ de compétences. Il peut ne porter que sur un aspect donné. Par exemple, celui de la SNCF est dédié au RGPD. Pour qu’un chatbot soit efficace et ce, quel que soit son champ d’action, il faut impérativement qu’il soit « piloté », c’est-à-dire qu’un administrateur le fasse évoluer en permanence, avec l’aide de l’équipe juridique, pour sans cesse l’améliorer. Pour Olivier Chaduteau, dans l’information juridique simple fournie en interne, il existe trois niveaux : les FAQ, qui se transforment ensuite en chatbot capable d’apporter des réponses standards en temps réel, qui peut alors être amélioré au niveau supérieur devenant un chatbot capable de fournir la documentation idoine (modèle, clause, présentation, etc.). Certains développeurs font, par ailleurs, la distinction entre le chatbot simple, qui répond aux questions de tous les utilisateurs et l’agent conversationnel, qui s’adapte à son interlocuteur, le reconnaît et sait quelles questions il lui a déjà posées. Il est aussi impératif de se demander si les employés pourront poser au chatbot des questions personnelles, relatives par exemple à leur contrat de travail, et dans ce cas, être vigilant à la protection des données révélées dans ce cadre.

Par ailleurs, un important travail sur les champs lexicaux propres à l’entreprise doit être mené, à la fois en amont et après son déploiement. Il est parfois utile que les utilisateurs adressent après coup à l’administrateur un questionnaire de satisfaction sur leur expérience. L’outil comprend alors comment mieux formuler les questions. Au sein de la Société Générale, un comité de pilotage composé des digital champions de chaque service est en charge de l’alimentation de l’outil et organise régulièrement des réunions de reporting. « L’idée est qu’une fois le changement installé, les juristes et les salariés utilisent naturellement l’outil. »

« Ce qui va déterminer le succès du chatbot, c’est la manière dont les opérationnels vont se l’approprier. Il faut trouver le point de bascule, le juste équilibre entre simplicité d’usage, complexité et richesse des réponses, afin que les opérationnels puissent y trouver leur compte », constate Jérôme Flament. Il estime, pour sa part, que les mailles du tamis que constituent les chatbot ne doivent pas être trop fines. « Les réponses données à l’opérateur ne doivent pas être trop détaillées, il ne faut pas pousser trop loin l’échange. Le but est d’amener l’utilisateur à faire une check list afin qu’au moment où le juriste prend le relais du chatbot, on ait déjà gagné du temps. » Le chatbot de la direction juridique d’Orange, en cours de déploiement, sera progressivement proposé à l’ensemble des salariés ayant accès au logiciel interne de messagerie instantanée, soit près de 90 000 salariés. « Nous espérons l’inclure dans le quotidien des salariés », dit le juriste, conscient qu’il y aura des scories à éliminer et que l’outil va s’enrichir au fur et à mesure de son utilisation.

« Le système n’est pas si facile à régler. Il faut avoir une approche itérative, ce qui demande beaucoup de temps et de ressources en interne », souligne Yves Garagnon. Mais nombre de directions juridiques perçoivent encore le chatbot comme un gadget qui n’est, au fond, que l’habillage plaisant d’un module de consultation destiné aux opérationnels. En la matière, l’audace peut cependant s’avérer payante et, comme le dirait Yoda (le vrai) : « Il n’y a pas d’essai. Fais-le ou ne le fais pas. »

Day One Conformité chatbot Orange Société Générale QRSVA RGPD EDF Olivier Chaduteau Design thinking LJAMAG LJAMAG56 Chatbots Yves Garagnon Dilistrust Sabine Le Gac Julie Amiot Juliette Sachs Jérôme Flament Chatbot juridique Chatbot Commercial Michel Zix