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Juristes d’entreprise : la confidentialité, enfin

Par LA LETTRE DES JURISTES D'AFFAIRES

L’assemblée nationale a voté, le 13 juillet 2023, l’article 19-1 du projet de loi de programmation de la justice qui confère la confidentialité aux « consultations » émanant des juristes d’entreprise en matières civile, commerciale et administrative. Une victoire obtenue de haute lutte, à l’issue d’un long parcours, qui a commencé il y a plus de vingt ans. Retour sur une véritable épopée.

La légende raconte que la confidentialité, ou du moins sa reconnaissance comme principe d’ordre public, est née en Angleterre au xviiie siècle, précisément lors du procès pour bigamie d’Elisabeth Chudleigh, duchesse de Kingston, en 1776, devant la Chambre des lords. Dans le cadre d’une affaire d’héritage, cette dernière soutenait que son premier mariage avec un certain John Hervey, devenu par la suite duc de Bristol, avait été annulé. Au cours d’un procès de cinq jours, qui a scandalisé la bonne société londonienne, l’un des témoins cités était un médecin. Ses révélations ont dû paraître tellement déplacées que l’accusée, bien que la Chambre des lords ait invalidé l’annulation de son premier mariage, n’a pas eu la main brûlée, sanction pourtant appliquée en cas de bigamie, son humiliation lors du procès ayant été considérée comme suffisamment infamante. Ce litige aurait, dit-on, fait prendre conscience aux hommes de loi de l’importance de garder certains échanges confidentiels.

À l’ère moderne, la solution n’était toujours pas évidente en ce qui concernait le conseil. Et d’ailleurs, c’est seulement la loi 97-308 du 7 avril 1997, en France, qui a conféré la confidentialité aux consultations d’avocats, le secret étant auparavant réservé aux échanges concernant les procédures contentieuses.

La longue marche des juristes d’entreprise

Depuis sa création, en 1969, l’Association française des juristes d’entreprise (AFJE) a revendiqué la mise en place de la confidentialité des avis des juristes, rejointe en 1994 par le Cercle Montesquieu. Mais sans doute à l’époque, ces revendications, taxées de corporatistes, n’avaient pas l’importance stratégique qu’elles ont acquis aujourd’hui. La Cour de Justice des communautés européennes (CJCE), dans un arrêt du 18 mai 1982, AM&S contre Commission, avait infligé une première douche froide aux juristes. Elle avait certes érigé en principe fondamental de droit communautaire la confidentialité des communications entre l’avocat et son client, mais avait posé deux limites : la communication doit porter sur la préparation du dossier de défense et doit avoir lieu avec un avocat indépendant, c’est-à-dire non lié au client par un rapport d’emploi. Cela procédait d’une « conception du rôle de l’avocat, considéré comme collaborateur de la justice et appelé à fournir, en toute indépendance et dans l’intérêt supérieur de celle-ci, l’assistance légale dont le client a besoin. » À l’occasion d’une enquête de la Commission, l’entreprise pouvait donc légitimement s’opposer à la saisie des correspondances satisfaisant à ces deux conditions, mais elle n’avait pas le droit de conserver confidentiellement les avis de ses juristes internes.

En 1991, les professions d’avocat et de conseil juridique indépendant aux entreprises fusionnent. La réforme avait été portée par Daniel Soulez-Larivière qui, dans son rapport de 1988, avait martelé la nécessité de conférer la confidentialité aux avis des juristes d’entreprise, lesquels remettent la question à l’ordre du jour. D’autant plus que dans une ordonnance du 4 avril 1990, rendue dans une affaire Hilti contre Commission, le Tribunal de première instance des Communautés européennes (TPICE) a élargi la portée du secret professionnel aux notes internes de l’entreprise se bornant à reprendre le contenu des communications avec les avocats indépendants. Les juristes y voient alors une première marche vers la reconnaissance de leur legal privilege. En 1996, le rapport Granrut prône le rapprochement entre juristes d’entreprise et avocats. Une idée reprise l’année suivante par l’étude Varaut, puis en 1999 dans le rapport Nallet et, en 2006, dans celui signé par Marc Guillaume.

Mais l’arrêt Akzo Nobel contre Commission du 17 septembre 2007 vient porter un nouveau coup d’arrêt aux espoirs des juristes. Le TPICE confirme, dans cette décision, que les communications entre une société et son avocat sont confidentielles, contrairement à celles échangées avec un juriste de l’entreprise, quand bien même celui-ci serait par ailleurs membre d’un barreau.

D’autres études, toujours favorables à la confidentialité des avis des juristes d’entreprise s’enchaînent ensuite, mais sans effet : le rapport Darrois en 2009, celui de Michel Prada en 2011, le rapport parlementaire Lellouche-Berger, en 2016, celui de Kami Haeri en 2017, de Jean-Marie Gauvain en 2019… De cette succession d’analyses finit cependant par émerger l’argument économique. Car l’avènement de la conformité, du lawfare et les nouveaux équilibres de la mondialisation conduisent les politiques à s’interroger sur les questions de souveraineté économique, qui se posent de façon de plus en plus aiguë. Les juristes d’entreprise avertissent alors que les directions juridiques des fleurons de l’économie française sont en passe de se délocaliser pour bénéficier du legal privilege que leur offrent les pays voisins comme la Grande-Bretagne et même la Belgique.

L’émergence d’une volonté politique et les tâtonnements

La cause semble désormais entendue au plus haut niveau et les accusations de corporatisme ont fait long feu. Reste à s’accorder sur la méthode. Plusieurs voies étaient alors envisagées. D’abord, celle de créer un statut d’avocat en entreprise, qui avait fini par avoir la préférence des avocats en dépit des réticences des barreaux de province, mais posait la question de savoir dans quelles conditions l’avocat pouvait être salarié. La deuxième était celle du legal privilege, à l’anglo-saxonne, attaché à la qualité de juriste d’entreprise, mais elle était compliquée à contrôler. Émerge enfin celle de la confidentialité in rem, qui couvre le contenu du document émis par le juriste.

Des discussions ont alors eu lieu sur le point de savoir si l’avocat salarié en entreprise serait assez indépendant, si les juristes pouvaient intégrer la profession d’avocat sans mettre en péril la protection sociale des libéraux, etc. Bref, le sujet ne semblait pas mature et les lobbyings étaient trop importants pour avancer rapidement, en dépit de l’urgence soulignée par les juristes et par certains avocats. En 2015, Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie qui se voulait courageux, avait annoncé une réforme introduisant le statut d’avocat en entreprise. Mais lui-même a finalement renoncé à ce projet. Lorsqu’il devint ensuite président de la République, côté juristes, l’espoir renaît. Fin 2020, Éric Dupond-Moretti introduit la réforme dans l’avant-projet de loi pour la confiance dans l’institution judiciaire, dont le vote est prévu au printemps suivant. Les juristes d’entreprise, même s’ils auraient préféré une autre voie, soutiennent le texte, qui est, une nouvelle fois, retiré.

Mais cette fois, les juristes ne s’avouent pas vaincus, ils ne lâchent rien. Ils plaident leur cause à la Chancellerie, sachant que le sujet est prioritaire. Les rapports Perben, Marleix et Combrexelle appuient le trait, et à la faveur du projet de loi d’orientation et de programmation de la justice, en février 2023, le gouvernement dépose un amendement, choisissant la voie de la confidentialité des avis, en matière civile, commerciale et administrative, à condition qu’ils soient émis par des juristes d’entreprise. En dépit de l’opposition d’une partie des avocats, qui ont exprimé leur opposition à la réforme à travers un communiqué publié par le CNB, ainsi que de certaines autorités administratives qui estimaient que la confidentialité nuirait à l’efficacité de leurs investigations, le texte est finalement voté le 10 juillet 2023. Enfin.

Il devra passer sous les fourches caudines du Conseil constitutionnel, d’aucuns estimant qu’il s’agit là d’un cavalier législatif. La balle est désormais dans le camp des juristes d’entreprise, qui doivent se mettre en ordre de marche pour absorber cette réforme et songer à ses modalités pratiques d’application.