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Juristes d’entreprise : comment intégrer le risque environnemental ?

Par Anne Portmann

La gestion du risque environnemental est devenue une préoccupation majeure des entreprises. À ce titre, nombre d’entre elles souhaitent afficher leurs ambitions en modifiant leurs statuts ou en se fixant des objectifs dans le cadre de la politique RSE. Comment le juriste peut-il contribuer à accélérer la prise en compte de ces éléments et leur effectivité ?

L’Assemblée nationale a adopté le 16 mars dernier, en première lecture, le projet de loi constitutionnelle, qui intègre à l’article 1er de notre Constitution la préservation de la biodiversité et de l’environnement, ainsi que la lutte contre le dérèglement climatique, conformément à la proposition de la Convention citoyenne pour le climat. Cette révision constitutionnelle devrait être soumise à référendum en 2021. Elle consacre ainsi la pénétration de ces questions au cœur de la société.

Les entreprises y ont bien sûr été sensibilisées et certaines, de longue date, en raison de leur activité. L’actualité a cependant donné des exemples récents de leur difficulté à plus intégrer ces questions. Dans ce contexte, quel rôle les juristes peuvent-ils jouer ?

Un enjeu sociétal

Les juristes ont conscience qu’il faut aborder la question au-delà de l’angle simplement opérationnel. L’association Paris Place de Droit vient d’ailleurs de lancer une commission « Justice climatique et environnementale ». Dirigée par Stéphanie Smatt-Pinelli, directrice juridique contentieux du groupe Orano, la commission se veut un lieu d’échange entre juristes sur l’anticipation des risques en matière climatique et environnementale et de partage de bonnes pratiques.

Dans les entreprises qui intègrent depuis longtemps le risque environnemental, de par la nature de leur activité, le sujet a pris de l’ampleur et fait tache d’huile. « C’est au cœur de notre activité au sein du groupe Orano, et il est sans doute plus facile pour nous de décliner cette culture du risque environnemental », note Stéphanie Smatt-Pinelli, qui estime que c’est le rôle du juriste de faire infuser cette culture dans toute l’entreprise avec l’évolution de l’encadrement juridique, qui devient de plus en plus prégnant.

Pour Aurélien Hamelle, directeur juridique de Total, « le juriste n’est pas là pour éveiller les consciences car elles le sont déjà », dans un contexte où la transformation est de toute façon commandée par un changement global de paradigme, qui relève davantage, selon lui, de politiques publiques globales et de stratégie des entreprises, que de la responsabilité juridique des entreprises. « À cet égard, la loi sur le devoir de vigilance n’a pas été faite pour appréhender le risque climatique lié à l’activité humaine en général. La lutte contre le changement climatique est évidemment un impératif, mais il ne relève pas des tribunaux, plutôt de politiques publiques, comme l’ont jugé des juges fédéraux américains par exemple. La loi sur le devoir de vigilance a vocation à prévenir la survenance d’accidents graves ayant une conséquence directe sur la santé ou la sécurité des personnes, de type Bhopal ou Rana Plaza ». Il demeure néanmoins incontestable que le risque d’atteinte grave à la santé et à la sécurité des personnes, qui relève, lui, d’une forme de responsabilité juridique, doit être intégré. Et on en sait quelque chose chez Total. L’entreprise était naturellement sensibilisée au versant « droit public » de la question, en France, avec la nécessité d’obtenir des autorisations pour l’ouverture de ses sites et, à l’international, avec la prise en considération des enjeux environnementaux qui s’appliquent dans d’autres États.

Quand le droit dur s’ajoute au droit souple

Stéphanie Smatt-Pinelli constate que le sujet de la protection de l’environnement, longtemps appréhendé dans les entreprises sous l’angle des risques contentieux et environnementaux, est désormais consacré avec l’obligation d’adopter un plan de vigilance. « Le juriste devra s’assurer de l’effectivité des mesures mises en place au sein de l’entreprise et s’efforcer de concilier les engagements issus du droit souple avec les obligations mises à la charge de l’entreprise par le droit positif ».

Le groupe Total a été fortement marqué par la survenance, rapprochée dans le temps, des accidents du navire pétrolier Erika et de l’usine AZF. « Cela a sans doute accéléré l’intégration de normes et de procédures internes pour prévenir les risques environnementaux », estime Aurélien Hamelle. La volonté des parties prenantes (investisseurs, employés, consommateurs et partenaires commerciaux) a également pesé dans la balance et ce corpus a été, par la suite, concrétisé par la loi sur le devoir de vigilance. La direction juridique, qui était en charge de l’élaboration du plan de vigilance, n’est pourtant pas partie d’une feuille blanche. Elle a rassemblé l’ensemble des éléments déjà intégrés en interne sous l’angle de la prévention des risques et de la conformité.

Grégoire Leray, professeur à l’université de Nice-Côte d’Azur et cofondateur du Master 2 juriste des risques et du développement durable, constate également que les entreprises qui ont une activité liée à l’agriculture, et notamment dans le secteur agro-alimentaire, sont à la pointe sur ces questions. Sans doute parce qu’elles ont remarqué plus rapidement les répercussions du réchauffement climatique qui touchait leur activité.

Selon une étude récente, 27 % des sociétés n’ont pas adopté de plan de vigilance pour 2020. « Les juristes ont une carte à jouer pour acclimater ces entreprises », estime le professeur. Il constate, comme sa consœur Irina Parachkevova, cofondatrice du M2 juriste d’affaires à l’université de Nice, le renforcement normatif en la matière, notamment avec le développement des obligations de reporting extra-financier auxquelles les entreprises sont soumises. « Lorsqu’il y a une quinzaine d’années ces obligations ont surgi, beaucoup les ont regardées comme un effet de mode. Mais les lois récentes renforcent ces obligations et la tangibilité des objectifs qui sont annoncés par les entreprises », relève-t-il. Ces devoirs ne sont pas nouveaux puisque dès 2001, la loi LRE imposait un reporting extra-financier pour certaines sociétés et que la loi sur le devoir de vigilance impose aussi aussi depuis 2017, le dépôt d’une déclaration de performance extra-financière. « D’ici la fin de l’année, interviendra la révision de la directive de 2014 qui va renforcer l’obligation de reporting » complète le professeur. Il explique qu’au même titre que les civilistes, qui ont pu mesurer les conséquences des questions environnementales en matière de droit de propriété, l’intégration des questions environnementales dans le droit des sociétés aura des répercussions sur la propriété des personnes physiques. Il est donc nécessaire, désormais, d’aborder la question par le versant de la gouvernance, ce qui est sans doute l’aspect le plus compliqué.

Quand la gouvernance s’en mêle

Les dispositions de la loi Pacte ont, elles aussi, donné une autre dimension juridique à la problématique, obligeant les entreprises à prendre en compte les enjeux environnementaux et sociaux sous l’angle de la gouvernance en plus de l’angle opérationnel. « Le besoin de juristes experts en droit des sociétés et en droit boursier émerge, alors que sur ces enjeux, les entreprises ont démarré avec des juristes experts sur les questions RSE », note Aurélien Hamelle. Il est convaincu de l’émergence prochaine du « juriste ESG » (environnement, social, gouvernance), qui sera aussi compétent en soft law qu’en boursier, et qui « va façonner le droit dans les années qui viennent ».

Selon certains observateurs, après la responsabilisation des dirigeants d’entreprises, la tendance ira vers de nouvelles obligations qui pèseront aussi sur les investisseurs, qui devront répondre de leurs choix.

Pour Irina Parachkevova, les obligations des actionnaires devraient croître, car elles participent au mouvement de « substantialisation du droit des sociétés » qui relève de la co-régulation et mêle des éléments de soft law et de droit dur. Elle prédit qu’après avoir envisagé la responsabilité des dirigeants, le droit va se pencher sur celle des actionnaires. « Cette tendance va se développer avec la révision de la directive européenne sur le devoir de vigilance », augure-t-elle. Ce texte s’appliquera à l’ensemble des entreprises avec une intensité variable selon leur taille et leur activité. Les entreprises ont donc tout intérêt à anticiper car elles seront parties prenantes et vont prendre en compte les trois piliers du devoir de vigilance, à savoir, l’environnement, les droits humains et l’anticorruption. Une fois passée la phase de « résistance naturelle » des investisseurs, que l’on a pu observer, par exemple, chez certains activistes dans l’affaire Danone, et après une période d’acclimatation, ces questions seront intégrées à la gouvernance. « Il ne faut pas voir dans le départ de l’ancien PDG de Danone l’échec du statut d’entreprise à mission, car ce statut demeure, et rien n’indique que ce modèle ne va pas, finalement, s’imposer », relève-t-elle.

En 2021, nombre d’entreprises, dont Atos et Vinci, ont annoncé que lors de leur assemblée générale, elles présenteraient aux actionnaires des résolutions contenant leurs ambitions et leurs objectifs. Des résolutions qui ne seront pas forcément soumises au vote. En tout cas pas chez Total où après le rejet par les actionnaires, l’année dernière, d’une résolution sur le climat, seul un avis consultatif sera demandé. « Cela relève de la compétence du conseil d’administration », estime Aurélien Hamelle. Chez Orano, la raison d’être du groupe sera révélée dans quelques semaines, en annexe du rapport qui sera rendu sur l’obligation de vigilance.

Pour Grégoire Leray, la prise en compte de ces questions est liée au changement des références de comportement. « Si l’on réduit les questions environnementales à du process et à de la conformité, on risque de sombrer dans les travers de la compliance où les règles sont nombreuses et foisonnantes, mais aussi un peu floues. Or, l’important en la matière est de ne pas perdre de vue les objectifs ». Le professeur est convaincu que le sujet nécessite une résilience réelle et une compréhension approfondie des règles. Pour lui, c’est une erreur que d’opposer l’approche de cette question sous l’angle de la gouvernance et sous l’angle de la conformité. « Les deux sont complémentaires » pense-t-il. Le juriste doit donc faire preuve de beaucoup de pédagogie pour faire comprendre, au sein de l’entreprise, qu’il existe une véritable nécessité de changer et d’associer les parties prenantes à leur plan de vigilance.

Investissement durable et rentabilité patiente

Grégoire Leray voit dans ce mouvement l’opportunité pour le juriste de définir enfin juridiquement ce qu’est la notion d’entreprise, mettant ainsi fin au monopole des théories économiques qui la réduisent exclusivement à un centre de profit. « Les juristes sont souvent restés passifs sur ces débats autour de l’entreprise qui est l’angle mort de la doctrine. Ils ont accepté sans broncher des théories économiques qui n’ont pas été discutées juridiquement, estime Irina Parachkevova. Aujourd’hui, un vrai consensus s’engage coté opinion publique et plus les entreprises y participent, mieux c’est ».

C’est aussi le moment pour le juriste de faire preuve de créativité dans d’autres domaines. En effet, le droit financier doit aussi s’adapter à ces logiques de développement durable, car il ne saurait y avoir d’entreprise verte s’il n’y a pas d’actionnariat durable. Des dispositifs comme l’éco-conditionnalité du versement des dividendes peuvent être imaginés, ou un droit de vote qui soit lié à la durée de présence de l’actionnaire dans le capital. C’est déjà le cas chez Total par exemple. Et face aux premières réactions épidermiques des activistes hostiles, le juriste pourrait être à même d’apporter la nuance en livrant des arguments juridiques solides pour rendre la « rentabilité patiente ». Rappelons que des études ont été faites par des fonds d’investissement sur la résilience des entreprises engagées plus forte que les autres. Les juristes pourraient, à leur tour, livrer leurs arguments.

« Pour l’instant cependant, les entreprises ont besoin de la carotte et du bâton et il doit y avoir à la fois des avantages fiscaux et des sanctions pénales pour pousser les entreprises à intégrer des objectifs environnementaux », estime Grégoire Leray. La Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB), a d’ailleurs, dans un rapport récent, fait des propositions pour introduire dans notre droit des mécanismes fiscaux incitant à un engagement environnemental réel, à l’instar de qui se passe à l’étranger. 

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