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Implantation en France d’une firme étrangère : comment éviter l’échec ?

Par Ondine Delaunay

Depuis l’annonce du Brexit, Paris est une destination phare pour l’implantation des cabinets d’avocats en Europe. Plusieurs firmes étrangères s’y implantent chaque année, soit en recrutant une équipe entière d’avocats dans une structure concurrente, soit en confiant les rênes à un associé leader. Mais la magie n’opère pas toujours. Comment mettre en œuvre une stratégie de développement local efficace afin d’éviter les déceptions, voire l’implosion du cabinet ?

Les chiffres fournis par l’Ordre des avocats de Paris sont éloquents : depuis 10 ans, 13 cabinets étrangers se sont implantés dans la capitale française, dont six structurés sous forme de LLP – trois ayant depuis fermé. La taille de ces bureaux n’a cessé de s’accroitre : 74 nouveaux associés ont été nommés dans ces 3 LLP durant la décennie et 183 dans les autres firmes étrangères. Rien qu’en 2021, ont ouvert leurs portes à Paris la firme britannique Addleshaw Goddard (Cf. LJA 1476), mais également l’américaine Rimon Law (Cf. LJA 1479), ou encore la brésilienne Briganti Advogados (Cf. LJA 1490). Le phénomène n’est pas nouveau, nombre d’entre elles étant installées dans la capitale depuis si longtemps qu’elles se battent toutes pour avoir le titre de « plus française des firmes étrangères ».

Pourtant il recouvre des profils de situations bien différents, notamment chez les Américains. Certaines antennes parisiennes, comme celle de Debevoise & Plimpton, ont vocation à demeurer des bureaux de représentation, peu staffés et visant à traiter principalement des dossiers envoyés par le siège. Moins les flux outre-Atlantique sont importants, plus le bureau diminue ses effectifs car l’objectif n’est pas le développement local. D’autres firmes misent au contraire sur l’autonomie de leur bureau français. C’est le modèle de Weil Gotshal & Manges ou encore de Paul Hastings. Les liens avec les États-Unis sont récurrents, mais les équipes parisiennes développent surtout leur propre business auprès d’une clientèle européenne. Et bien souvent, même si le cross selling du réseau est présenté comme efficace, l’envoi d’un dossier par un Américain est considéré comme la cerise sur le gâteau, non comme un dû. Peu de bureaux ont réussi à passer d’un modèle à l’autre. À l’exception sans doute de Cleary Gottlieb dont les équipes françaises travaillaient historiquement sur les problématiques de droit américain, jusqu’à l’arrivée de Jean-Michel Tron qui a mené le bureau vers l’autonomie et la réussite qu’on lui connaît aujourd’hui.

Choisir l’équipe avec minutie

La clé du succès d’une implantation repose d’abord sur la transparence et la compréhension de la stratégie de déploiement local de la firme étrangère. Dans quel modèle veut-elle s’inscrire ? Quelle est sa logique d’association ? Souhaite-t-elle développer une clientèle locale ? Quelle autonomie veut-elle donner aux équipes françaises ? Autant de questions à aborder dès les premières conversations entre les équipes du siège et locales. Car sans vision partagée, les déceptions sont inévitables et les conséquences douloureuses. Plusieurs bureaux en ont fait les frais, comme Nixon Peabody ou Fried Frank qui ont fini par fermer leurs portes à Paris.

Les premiers contacts sont l’occasion de s’accorder sur la logique d’association, le type de clients attendus par le cabinet, des matières qu’il souhaite privilégier en France. L’idée générale doit être construite ensemble. Reste à voir si, pour la mise en œuvre, la firme arrive à laisser les mains libres à l’équipe hexagonale…

Jacques Buhart, associé fondateur du bureau parisien de McDermott Will & Emery qui vient de fêter sa première décennie, se souvient : « Après avoir longuement échangé avec la firme sur le modèle qu’elle désirait développer à Paris, nous avons abordé la question essentielle de la constitution de l’équipe ». D’après lui, un bureau doit compter une soixante d’avocats aux compétences complémentaires pour avoir une vraie crédibilité sur la place parisienne. Reste à trouver les bonnes personnes. Deux stratégies sont alors possibles. D’abord recruter une équipe entière dans un autre cabinet, composée d’associés et de collaborateurs qui se connaissent bien et qui savent travailler ensemble. Addleshaw Goddard a par exemple principalement recruté son équipe chez Bryan Cave Leighton Paisner. Goodwin a largement puisé chez SJ Berwin. « C’est l’hypothèse la plus simple car elle correspond à un simple changement de plaque pour une équipe d’avocats qui a l’habitude de travailler ensemble, reconnaît Mireya Berteau, responsable du développement et de la communication chez Hogan Lovells, qui a participé à l’ouverture du cabinet McDermott à Paris. Mais le challenge est celui de l’intégration globale dans la firme et donc du développement en cross selling avec les autres bureaux ». Et l’on récupère parfois dans la corbeille des profils qui sont moins rentables, ou en inadéquation avec le cœur de cible du cabinet.

Le cherry picking a donc bien souvent les faveurs des firmes qui s’implantent en France. C’est d’ailleurs le choix fait par McDermott en 2011 et, plus récemment, par Kirkland & Ellis qui a ouvert ses portes à Paris en janvier 2019. La fameuse firme de Chicago, peu bavarde dans la presse, n’a pas comme ambition de faire un grand bureau parisien, préférant se concentrer sur son activité aux États-Unis et à Londres. Près de trois ans après son ouverture, le bureau compte d’ailleurs une quinzaine d’avocats dont seulement quatre associés. Conformément à une stratégie bien rodée, elle cherche d’abord les meilleurs, en mettant le prix sur la table et en privilégiant des profils d’associés ayant déjà exercé dans des structures internationales, c’est-à-dire des avocats rompus à l’écosystème mondial de gestion de la clientèle, de déclaration des conflits d’intérêts, remontée des informations, etc.

La solidité financière demeure le nerf de la guerre pour ces firmes désireuses de réussir leur implantation. Il faut donc attirer des associés ayant un chiffre d’affaires portable. « Force est de constater qu’ils sont souvent issus de cabinets américains, voire de grandes structures françaises, en raison de la portabilité réelle de leur clientèle. Un peu moins des firmes où le client est considéré comme appartenant à la structure et institutionnalisé », note Mireya Berteau. Le cœur de la problématique est de savoir si l’associé recruté sera effectivement suivi par ses clients, car il n’est pas rare que des promesses soient lancées, sans être ensuite concrétisées. Et les conséquences sont autant dommageables pour la firme qui a investi, que pour l’associé tenu de prendre la porte, en moyenne au bout de deux ans, si les chiffres ne sont pas au rendez-vous. C’est pourquoi Valentin Tonti Bernard, co-fondateur d’Anomia, cabinet de conseil en stratégie pour les structures d’avocats, recommande : « L’ouverture d’un nouveau bureau en France, sans alliance, représente un investissement long terme pour une firme qui se doit d’être construit main dans la main avec la clientèle ».

L’importance d’un leadership affirmé

Pour bien vivre ensemble, il faut évidemment avoir une culture de travail similaire et les mêmes envies de développement. « Le plus important consiste à s’entourer d’avocats qui ont une volonté entrepreneuriale, ajoute Jacques Buhart. Si la plupart de mes confrères ont des compétences techniques, ceux ayant l’envie de s’engager dans un projet et de prendre un risque se comptent sur les doigts d’une main ». Le recours à un chasseur de têtes peut se révéler un soutien efficace, notamment pour approcher certains profils dans des cabinets concurrents. Mais la majeure partie du recrutement doit être menée par le ou les associés fondateurs. Tous ceux qui ont mené une telle implantation le reconnaissent : le fondateur doit être en première ligne pour rencontrer les candidats, les convaincre et s’assurer qu’ils partageront la culture d’entreprise du cabinet. Pour Mireya Berteau, « l’associé fondateur doit être solidement connecté au marché, avoir une vision et des objectifs clairs et disposer d’une expérience du recrutement, comme du management et de la gestion d’un cabinet. De ce point de vue, les profils d’anciens managing partners de firmes internationales sont intéressants ». Jacques Buhart avait en son temps tenu les rênes françaises de Coudert Frères et de Herbert Smith. C’est à l’âge de 60 ans qu’il a décidé de s’investir dans le projet McDermott, recrutant un à un les associés de la structure qui en compte désormais 22. D’autres firmes ont aussi fait le choix de recruter un leader, un acteur incontournable de son domaine d’activité pour conduire l’implantation. En 2013, Quinn Emanuel a par exemple fait confiance à Philippe Pinsolle, une référence incontournable en matière d’arbitrage international. En 2019, Signature Litigation a misé sur une équipe menée par Thomas Rouhette, réputé pour son activité en contentieux commerciaux, financiers et touchant à la responsabilité des produits défectueux. Chez Kirkland & Ellis, c’est sur le spécialiste du private equity Vincent Ponsonnaille que la firme a misé. Alors âgé de 44 ans, l’associé star de Linklaters, parvenu haut dans le lockstep, cherchait un projet motivant et une nouvelle manière d’exercer son métier. L’attrait d’une marque aussi réputée que Kirkland & Ellis l’aura sans aucun doute convaincu de quitter le confort du Magic Circle.

Communiquer sur la marque

Certaines marques jouissent d’une telle réputation qu’elles attirent l’attention des associés. « Kirkland, Quinn Emanuel, ou encore Latham & Watkins en son temps… Ce sont des firmes qui n’avaient pas besoin de démontrer leur puissance en arrivant à Paris. Tout le monde les connaissait déjà en Europe », explique un conseil en communication. Mais toutes n’ont pas la même renommée sur le plan international, certaines ayant longtemps privilégié un positionnement exclusivement américain ou anglais. Sans communication adaptée au marché français sur la marque, les clients hexagonaux peuvent avoir du mal à en comprendre le positionnement. À l’image de la firme britannique Addleshaw Goddard dont le premier article de presse officiel avait titré : « Les assistants de la Reine d’Angleterre s’installent à Paris ».

À son arrivée en France, McDermott Will & Emery n’était pas non plus un nom connu sur la place. « Dès le début, nous avons mené des actions de communication visant à faire entrer la marque dans le club des grands cabinets internationaux », se souvient Jacques Buhart. Avec l’aide de Mireya Berteau, les contacts sont pris avec les journalistes français, les clients, les administrations ou encore les think tanks. Des événements sont organisés, en France et à l’étranger – notamment à travers l’IBA mais également à Tokyo où Jacques Buhart compte une partie de sa clientèle. « Notre objectif était de montrer que nous avions une marque ancrée au niveau local avec une équipe pluridisciplinaire de qualité, capable de traiter des dossiers nationaux et transnationaux », se rappelle Mireya Berteau qui indique que la communication de marque permet bien sûr de faire connaître la firme et d’attirer les clients, mais aussi de donner un sentiment d’appartenance à l’équipe. « Le travail de communication ne doit en outre pas se concentrer sur un seul segment de marché et une seule équipe. C’est une action collective qu’il faut mener de front pour ne pas créer, dès le début de l’aventure, des frustrations et guerres d’égo entre associés », insiste-t-elle.

Pour éviter les luttes intestines et s’accorder pour mieux vivre ensemble, certains cabinets ont même entrepris de rédiger une charte d’associés qui décrit les valeurs communes censées les lier. Chez McDermott, il compte une vingtaine de pages signées par tous les associés présents au début de l’implantation, et par ceux qui les ont ensuite rejoints. Considéré comme un bréviaire il est le garant de la culture du cabinet qui se veut transparente, inclusive et participative. « Il m’a toujours semblé important de ne pas faire de distinction entre les associés, les collaborateurs, les assistantes, les réceptionnistes, etc. Nous avons ouvert le cabinet sur un plateau de 1 500 m2, aux murs transparents, sur lequel nous sommes tous mélangés, rappelle Jacques Buhart. Tout le monde a participé à l’installation et ouvert des cartons. Par la suite, nous avons veillé à conserver cet esprit de corps grâce à ce bréviaire ». Car l’osmose des débuts peut être rapidement mise à mal avec l’arrivée de nouveaux associés, un manque d’entraide entre équipes, un gros deal avorté, voire des premiers résultats décevants. « Il est important que l’équipe discute, aborde tous les sujets, même les plus difficiles, quitte à ajuster sa stratégie en cours d’année. Il faut savoir se challenger régulièrement pour pouvoir surmonter la crise quand elle surviendra », prévient Mireya Berteau. Un retournement de cycle est si vite arrivé.

Ou même une pandémie…