Connexion

Fondations dans les cabinets d’avocats : pour quoi faire ?

Par Anne Portmann

Fédérer les actions pro bono, répondre aux aspirations des collaborateurs en quête de sens, voilà certaines des motivations des avocats pour structurer leur générosité au sein d’une initiative commune à tout le cabinet. Ce type de structure tend à se multiplier ces derniers temps et la LJA a cherché à analyser ce phénomène.

É

videmment, la propension des avocats à intervenir sur les sujets de société n’est pas nouvelle et ces derniers ont toujours été en première ligne sur ces questions, par la nature même de leur fonction. Mais cet engagement sociétal prend aujourd’hui d’autres formes, notamment inspirées du monde des affaires. C’est ainsi que le cabinet LexCase a lancé, au mois d’octobre 2023, sa fondation éponyme. « Nous avions déployé une initiative Green Team au sein du cabinet, et un sondage réalisé en 2022 auprès des collaborateurs du cabinet a révélé qu’ils souhaitaient poursuivre cet engagement », se souvient Delphine Loyer, associée du cabinet en droit des assurances et présidente de la fondation LexCase. Le management a alors réfléchi à un véhicule qui permettrait de promouvoir et de soutenir la cause environnementale d’une part, et qui rassemblerait les membres du cabinet d’autre part. C’est finalement la forme de la fondation – abritée sous l’égide de la Fondation de France – qui a été retenue. « Nous avons délibérément évité de choisir un fonds de dotation, car nous ne souhaitions pas avoir de contraintes administratives trop lourdes », poursuit-elle. La fondation, assez structurée, s’est dotée d’un comex, composé de six associés du cabinet, deux de chaque bureau (Paris, Marseille et Lyon), ainsi que d’un comité de sélection des projets à soutenir, regroupant une dizaine de membres. La fondation a ainsi défini des domaines précis dans lesquels travailler : l’urbanisme vert et l’équité sociale, l’éducation et la sensibilisation, la protection de l’eau et enfin la santé. « Des projets qui ont du sens et un lien avec notre activité quotidienne », explique Pauline Moreau, présidente adjointe de la fondation. Les quatre projets sélectionnés pour 2024 sont ainsi très divers. « Nous soutenons l’École comestible, qui s’engage pour la biodiversité, l’association Récup’ et gamelles, qui s’engage dans l’éducation alimentaire, l’association Surf Rider et encore le projet Graines de Troc, qui promeut l’échange entre particuliers de graines de plantes oubliées », détaille cette dernière.

Au sein du cabinet parisien Arkwood, la fondation existe depuis quelques années, mais le projet a mis un peu de temps à prendre forme. « Le cabinet a été créé en 2015, explique l’associé Michaël Khayat, et à l’occasion d’un hiver rigoureux, chacun a constaté que beaucoup de familles vivaient dans la rue autour du cabinet, parfois avec des enfants très jeunes. Cela nous a beaucoup marqués et nous a donné envie de faire quelque chose ». Une réflexion sur la forme de l’action à entreprendre a été entamée, mais finalement ce n’est qu’en 2021 que le sujet a été repris et la fondation Arkwood créée, elle aussi abritée par la Fondation de France. En 2023, la Fondation Arkwood a plus que doublé la contribution du cabinet grâce à la collecte auprès des tiers. « Ce projet n’a pas été construit dans le cadre d’une démarche globale RSE, c’est beaucoup plus instinctif », sourit Michaël Khayat, qui précise que les associés ont eu à cœur de bien distinguer les activités de la fondation de celles du cabinet. « Nous avons tenu à garder un profil bas et nous n’avons pas voulu utiliser la fondation comme outil d’une démarche cabinet ». D’ailleurs, l’axe de la fondation est assez restreint puisqu’il s’agit en effet « d’utiliser le sport, l’art et la culture pour leurs vertus émancipatrices à destination des jeunes en difficulté », ce qui limite les projets sélectionnés. « Cette année, nous soutiendrons les projets de l’association Article 1, qui a notamment pour but d’offrir un accès privilégié au logement social à des étudiants boursiers, de l’association Sport dans la ville qui propose des actions pour réduire la fracture numérique chez les jeunes, de l’association What dance can do, qui promeut l’inclusion au travers de la danse, de l’association Télémaque, qui propose des partenariats de double mentorat auprès de jeunes volontaires et de l’association La Source Garouste, qui permet l’épanouissement des enfants en situation de fragilité à travers l’accès à l’art et à la culture. » Michaël Khayat explique également que, pour la première fois, la fondation porte son propre projet, à l’occasion du financement de la Révélation de la Tapisserie Olympique, tissée à la Manufacture des Gobelins d’après un carton de Marjane Satrapi, sur le thème Olympique. « À cette occasion, nous avons conclu avec le Mobilier National un partenariat dont nous sommes très fiers, qui nous permet de proposer aux enfants et jeunes accompagnés par les associations que nous soutenons, un parcours spécifique au sein de cette institution avec notamment la découverte de la tapisserie et la participation à des ateliers de sensibilisation à cet artisanat d’art », précise-t-il.

« En tant que cabinet spécialisé dans le domaine des organismes à but non-lucratif avec une équipe dédiée de 25 avocats, nous avons tout de suite repéré, dans le PLF 2008, l’OVNI que constituait le fonds de dotation et nous nous sommes dit que cela avait du sens de se servir de ce nouvel outil », explique Lionel Devic, associé du cabinet Delsol. Le fonds de dotation éponyme a été le premier du genre déclaré en France. Un outil plus souple et plus flexible que les fondations d’entreprises classiques, estiment les associés. Selon Jean-Baptiste Autric, lui aussi associé de Delsol, l’outil permet de centraliser les actions de mécénat du cabinet et de constituer un véritable véhicule de philanthropie, avec une structure dédiée, dont le chiffre d’affaires est bien séparé de celui du cabinet. La forme du fonds de dotation a été choisie car elle offrait davantage de souplesse que celle de la fondation d’entreprise, trop contrainte, qui ne permettait pas d’être assez réactifs, selon les associés.

C’est pourtant ce véhicule qu’a choisi la fondation Linklaters, créée en 2015 par les associés du cabinet parisien du même nom. « Nous avions à cœur de nous engager de façon plus institutionnelle et sur le long terme », explique Anne Wachsmann, présidente de la fondation. Le projet a servi à fédérer les nombreuses initiatives qui se faisaient jour au sein du cabinet. Anne Wachsmann a proposé d’orienter la fondation en direction du milieu de l’art qu’elle connaît bien – son époux est directeur de musée – et s’est renseignée auprès de clients déjà investis dans ces sujets. Elle se souvient : « Le meilleur conseil qui m’a été donné, c’est de concentrer l’action de la fondation autour de quelques thèmes seulement plutôt que de vouloir tout embrasser ». La fondation a donc été bâtie autour de deux piliers : le mécénat culturel et la pédagogie solidaire.

Financer et bien plus

« C’était aussi un moyen d’éviter que les démarches accomplies dans le cadre du pro bono ne soient diluées entre les différents associés », expliquent Lionel Devic et Jean-Baptiste Autric de Delsol. Le fonds de dotation remet chaque année des prix et des dotations, pour un total de 39 000 €, à trois projets sélectionnés, et leur donne de la visibilité à l’occasion de la remise du prix du Forum des associations. « Cela n’empêche pas de faire du pro bono en dehors de la fondation pour certaines structures », nous précise-t-on. Mais le financement passe généralement par la fondation et les initiatives qui restent au cabinet, qui prennent souvent une autre forme (dons, bénévolat, etc.), sont moins fréquentes et ne sont généralement pas valorisées.

La fondation LexCase ne voulait pas seulement apporter un simple soutien financier, mais s’impliquer davantage, notamment en choisissant les projets à soutenir. Le cabinet, dans une démarche cohérente, a d’ailleurs rejoint le collectif 1 % for the Planet, et s’est engagé à reverser 1 % de son chiffre d’affaires annuel aux associations agréées. Pour le moment, la fondation a soutenu les projets sélectionnés en les finançant. « Nous n’avons pas encore prévu de système de mécénat de compétences, mais c’est en cours de réflexion avec la Fondation de France pour la suite », précise Delphine Loyer.

Chez Arkwood, la volonté de séparer nettement les activités du cabinet de celles de la fondation a conduit à ne pas mélanger les genres. Le cabinet, qui abrite des fiscalistes, a de toute façon peu d’occasions de faire du pro bono, même s’il intervient volontiers pour des ONG, notamment sur les legs et les transmissions. « C’est indépendant des axes de la fondation et nous n’avons pas voulu structurer nos rares initiatives pro bono avec ça », insiste Michaël Khayat. Les associés et collaborateurs peuvent, bien sûr, s’investir à titre individuel, comme dans le cadre des mentorats organisés par Télémaque dans le domaine de l’art et de la culture, à destination d’un jeune sur une période de 3 ans, mais cela n’est pas monitoré dans le cadre du cabinet. « D’ailleurs, toutes les actions qui relèvent de la préservation et de la protection de l’environnement sont portées par le cabinet et non par la fondation dont ce n’est pas l’objet », précise Michaël Khayat.

Chez Linklaters, il y a eu dès le départ la volonté d’une implication autre que financière. « Par exemple, le cabinet finance des bourses en partenariat avec la Cité internationale universitaire qui permettent aux étudiants de se loger gratuitement en plus d’être engagé dans un programme de mentoring qui vise à accompagner ces étudiants en droit et en histoire de l’art tout au long de l’année. », détaille Anne Wachsmann. Dans le cadre d’un autre projet, en partenariat avec l’association La Source fondée par l’artiste Gérard Garouste, qui organise des ateliers d’initiation à l’art à destination des enfants, ces derniers viennent une fois par an pour visiter Paris et les Champs Élysées ainsi que pour restituer, au cabinet lors d’un goûter, ce qu’ils y ont appris. « C’est toujours un moment de partage très émouvant », assure l’associée. La fondation permet aussi d’organiser des visites privées d’exposition photos à destination des avocats et salariés du bureau. Les programmes liés à la fondation sont choisis par son conseil d’administration, qui comprend des personnalités extérieures et des associés du cabinet spécialement investis dans ces sujets, et notamment Françoise Maigrot, managing partner du bureau de Paris. L’un des derniers projets de la fondation a consisté en l’accueil d’un artiste, SMITH, photographe et performeur, en résidence au cabinet pendant six mois, d’octobre 2022 à mars 2023. « Un projet que nous voudrions renouveler, confie Anne Wachsmann. C’était l’occasion pour tous les membres du cabinet d’échanger avec lui. Le cabinet a acheté à sa galerie trois de ses photographies ». Linklaters dispose en effet d’une collection d’une centaine de photographies contemporaines exposées dans les salles de réunion du bureau parisien.

Quête de sens, sentiment
d’appartenance et fierté

« Nous sommes très fiers de ce projet », dit Delphine Loyer, qui précise que tous les membres du cabinet qui le souhaitent peuvent devenir membres de la fondation. « L’idée est que les associés donnent l’impulsion, mais qu’à terme, ce soient les collaborateurs qui conduisent le train », précise-t-elle, indiquant que déjà, les initiatives spontanées comme la tenue de réunions, le reporting ou la constitution d’une commission de communication se multiplient. « Cela contribue aussi à créer du lien autrement entre les différents bureaux. Un collaborateur lyonnais va par exemple échanger avec un collaborateur marseillais qu’il ne connaît pas », constate-t-elle. Pour l’instant, la fondation compte 17 membres actifs, soit environ un tiers du cabinet. La création de la fondation répond d’ailleurs à un plan stratégique du cabinet pour les trois prochaines années et également à d’autres types de besoins. « En tant que cabinet d’affaires pluridisciplinaire, l’un de nos objectifs est aussi de répondre aux besoins de nos collaborateurs », pointe Delphine Loyer qui constate que la fondation est aussi un argument pour recruter des collaborateurs qui partagent les valeurs du cabinet, ainsi clairement affichées. « Et l’engouement des nouveaux arrivants prend le relais de l’enthousiasme des autres collaborateurs », poursuit-elle en se disant favorable à un mouvement de « turnover » dans l’investissement de chacun. Elle constate également que c’est un vecteur de team building qui suscite des initiatives individuelles. « Par exemple, une des collaboratrices a présenté au cabinet le projet « Adopte un corail » auquel certains ont participé », se rappelle-t-elle.

Chez Linklaters, les projets de la fondation suscitent une grande adhésion au sein du cabinet, notamment le volet culturel, et ce même chez les impétrants qui mentionnent parfois la fondation dans leur lettre de candidature. « Dans le cadre de notre plus récent partenariat, nous avons soutenu l’exposition Nicolas de Staël au Musée d’Art Moderne de Paris qui a totalisé plus de 400 000 entrées. Les quelques centaines de laissez-passer que nous avions pour l’exposition ont connu un engouement sans précédent dans tout le cabinet. C’est avec fierté que chacun pouvait voir le logo de Linklaters sur les affiches du musée », dit Anne Wachsmann.

Mais, au-delà des membres du cabinet, les clients de Linklaters apprécient également beaucoup l’engagement de leurs conseils, qui constitue, à n’en pas douter, un élément d’identification du cabinet. « Beaucoup de nos clients soutiennent des projets analogues, note l’associée. C’est désormais aussi sur ce mécénat culturel que se bâtit notre identité ».

Michaël Khayat constate le même engouement chez Arkwood : « Nous avons remarqué que c’est un facteur très fort d’appartenance au cabinet chez nos collaborateurs, et c’était plutôt inattendu, d’autant que la séparation est très nette entre les activités de la fondation et celles du cabinet. Nous n’avions pas imaginé que ce serait à ce point. À n’en pas douter, l’existence de la fondation répond à une envie chez eux ».

L’image du cabinet Delsol est bien entendu étroitement associée à son fonds de dotation, même si le cabinet lui-même, constitué en Selarl, n’est pas une société à mission. D’ailleurs les projets présélectionnés pour le prix du fonds de dotation sont départagés par un vote des avocats et des salariés du cabinet, avant que le jury, qui associe des personnalités extérieures, comme le directeur du Forum national des associations, ne décerne le prix. Les associés de Delsol conviennent de ce qu’une association, ou un fonds de dotation, peut aussi être utilisée par certains, dans le secteur de l’avocature ou ailleurs pour « travailler la marque employeur, ou pour soutenir leurs salariés ou leurs collaborateurs dans leurs actions de mécénat de compétences ». Lionel Devic tient néanmoins à préciser : « En ce qui nous concerne, nous ne l’avons pas fait pour cela. Mais les cabinets d’avocats n’échappent pas à cet effet de rouleau compresseur qui impose aux entreprises de prendre en compte ces thématiques RSE, et aujourd’hui, ce sont plutôt les entreprises dépourvues de fonds de dotation qui passent pour des anomalies ».