Doctrine condamnée pour des actes de concurrence déloyale
Mercredi 7 mai 2025, la cour d’appel de Paris a rendu un arrêt condamnant la société Forseti, qui exploite le site internet doctrine.fr, à réparer les actes de concurrence déloyale commis à l’encontre des sociétés Éditions Dalloz, Lexbase, Lexisnexis, Lextenso et Lamy Liaisons. La cour a reconnu que Forseti avait, avant la mise en place de l’open data des décisions de justice, créé un fonds jurisprudentiel d’ampleur de manière illicite et déloyale.
Les explications de Rokhaya Pondi, présidente de Lamy Liaisons 1
Pourquoi les éditeurs ont-ils jugé nécessaire de saisir la justice face à Doctrine ?
Il convient tout d’abord de rappeler le contexte de l’arrivée de la société Forseti (exploitant le site Doctrine) dans le paysage de l’édition juridique français en 2016. Cette société a mis en avant une stratégie commerciale axée sur un unique avantage concurrentiel : l’ampleur de son fonds jurisprudentiel. Elle a ainsi valorisé les millions de décisions qu’elle affirmait détenir, notamment des décisions de première instance qu’aucun acteur de la place n’avait collectées puisqu’elles n’étaient tout simplement pas légalement accessibles.
Pour mémoire, avant l’open data, les moyens de se procurer licitement un nombre restreint de décisions de justice consistaient à s’abonner aux flux officiels (JuriCa, Ariane, etc.), à conclure des partenariats avec des juridictions ou encore à s’appuyer sur un réseau de professionnels. Nous n’avons pas été les seuls à être interpellés par la communication de Doctrine car l’association Juriconnexion2 a effectué en février 2018 une enquête pour interroger tous les acteurs du marché sur le volume, la nature et les modes d’approvisionnement des données juridiques publiques, la société Forseti s’était alors abstenue d’y répondre.
Au-delà d’une opacité sur la constitution de son fonds jurisprudentiel suscitant des interrogations légitimes, Doctrine a introduit dans sa promesse client une ambiguïté laissant entendre qu’en s’abonnant à son site, les clients pourraient également bénéficier de l’accès aux fonds des éditeurs. Nous avons par ailleurs découvert que nos contenus éditoriaux alors rendus accessibles avaient été indexés sans notre autorisation ; il en résultait donc que Doctrine s’en est servie pour étoffer ses produits et sa proposition de valeur au marché.
Pour toutes ces raisons et parce que nous avons souhaité défendre d’une seule voix notre attachement à une parfaite éthique à l’attention de nos clients et une concurrence loyale et respectueuse dans notre industrie, nous avons décidé d’intenter une action en justice conjointe.
Pourquoi les éditeurs n’ont-ils pas intenté un pourvoi pour faire reconnaitre les pratiques trompeuses et parasitaires de Doctrine ?
La décision rendue le 7 mai 2025 par la cour d’appel de Paris résulte de sept années de procédures et consacre la primauté du droit dans l’innovation numérique. La gravité des faits justifie cette condamnation d’une entreprise se revendiquant être au service des professionnels du droit qui, rappelons-le, engagent au quotidien leur responsabilité au travers des conseils prodigués et des stratégies déployées sur la base de données obtenues, en l’espèce, de manière illicite par leur prestataire.
Par cet arrêt, la cour constate l’absence totale de preuve produite par Doctrine quant aux modalités lui ayant permis d’obtenir les décisions de justice mises en ligne et sanctionne ainsi la collecte illicite massive de plusieurs millions de décisions de justice des tribunaux judiciaires, administratifs et de commerce.
Cette décision est un symbole fort dans notre écosystème avec la réaffirmation qu’une concurrence loyale est primordiale quel que soit le domaine d’activité et a fortiori dans le marché du droit.
Lamy Liaisons n’a pas souhaité se joindre à la plainte pénale de Lexbase pour recel. Pourquoi ?
Le groupe auquel nous appartenions lorsque Lexbase a introduit sa plainte en 2022 n’a pas souhaité engager des poursuites pénales, mais a plutôt préféré centrer notre action sur l’aspect éthique et commercial de ce dossier.
Comment Lamy Liaisons se positionne face à la posture de Doctrine qui se présente comme une start-up venant bousculer l’ordre établi dans un secteur composé d’acteurs installés depuis de très nombreuses années ?
Nous n’avons pas attendu Doctrine pour innover, tant sur la richesse et diversité de nos contenus, la pertinence de nos moteurs de recherche que sur l’anonymisation des décisions de justice ou plus globalement l’offre de services fournie à nos clients aux fins de faciliter et sécuriser leurs missions du quotidien. Nos plateformes offrent à nos clients des contenus propriétaires d’auteurs experts et rédacteurs internes, des supports pratiques et opérationnels, et le fonds de documentation officielle le plus complet du marché avec la plus grande antériorité. Tout ceci est enrichi de fonctionnalités d’intelligence artificielle générative qui s’appuient sur nos contenus éditoriaux pour fournir les réponses les plus adaptées aux besoins nos clients et améliorer leur productivité.
Les détails du dossier par Anne Loiseau, directrice juridique de Lamy Liaisons
La plateforme Doctrine.fr s’est déployée sur le marché
à une vitesse très rapide. Qu’est-ce qui a interpellé
les éditeurs juridiques ?
Lors de l’entrée de Doctrine sur le marché, en 2016, nous avons été interpellés à la fois par le nombre de décisions de justice revendiqué, notamment celles de première instance, et la rapidité de la constitution de ce fond jurisprudentiel. En effet, même en étant abonnés depuis de nombreuses années aux flux jurisprudentiels officiels (tels que JuriCa ou Arianeweb) et en ayant conclu des partenariats avec les juridictions, il était mathématiquement impossible de détenir une telle masse de décisions, notamment des décisions de première instance, quasiment absentes des flux étatiques. En y regardant de plus près, les éditeurs se sont aperçus que certaines « décisions » n’en étaient en réalité pas vraiment, puisque leur fond contenait des rapports d’avocats généraux, de conseillers rapporteurs, etc. Face à la persistance de ces faits, les éditeurs ont choisi de saisir la justice, afin d’une part, que les principes d’une concurrence saine et loyale soient respectés, d’autre part que la lumière soit faite sur la collecte massive des décisions de justice entre 2016 et 2019, avant l’entrée en vigueur de l’open data issu de la loi Lemaire.
Comment cette action a-t-elle été reçue par les juges de première instance ?
Le tribunal de commerce de Paris a rendu un jugement le 23 février 2023, déboutant les éditeurs de l’ensemble de leurs demandes et les a, de surcroît, condamnés à payer les sommes de 50 000 € pour procédure abusive et à 125 000 € d’article 700 du code de procédure civile. De telles condamnations sont très rares en pratique. Les éditeurs, attachés à l’éthique des affaires, ont évidemment souhaité interjeter appel.
Quelle a été la stratégie en cause d’appel ?
Nous avons insisté sur le fait que les décisions de justice ne sont pas des données comme les autres, car elles contiennent des données sensibles. Un tel traitement de données à caractère personnel ne peut donc s’effectuer que si ces données sont collectées et traitées de manière loyale et licite, notamment au regard de la loi informatique et libertés de 1978 et du Règlement général de protection des données (RGPD).
Par ailleurs, les éditeurs juridiques ont une responsabilité éthique en matière de collecte et de diffusion des décisions publiques et, avant l’open data, ils étaient soit abonnés aux flux officiels soit ils concluaient des conventions avec les juridictions. L’arrêt constate que les allégations de Doctrine sur la remise spontanée par les greffes de dizaines, voire de centaine de milliers de décisions n’étaient pas vraisemblables, alors que les directeurs de greffe ou les présidents des TGI affirmaient n’avoir jamais été en contact avec cette société et qu’en tout état de cause, la délivrance d’une copie aurait dû donner lieu à une mention sur la minute de la décision concernée, ce qui n’était pas le cas. La cour relève des présomptions graves, précises et concordantes, au sens de l’article 1382 du code civil, que la société Forseti s’est procuré des centaines de milliers de décisions de justice des tribunaux judiciaires et administratifs de manière illicite, sans autorisation des directeurs de greffe et, pour les décisions administratives, en violation des dispositions de la convention de recherche conclue avec le Conseil d’État. Un ancien employé a d’ailleurs été condamné, le 9 mai 2025, à 18 mois de prison avec sursis et 15 000 € d’amende pour accès frauduleux et extraction illégale de données. Il avait utilisé les codes d’une greffière du tribunal de grande instance de Poitiers en les lisant par-dessus son épaule, pour extraire 52 000 décisions de la base du tribunal.
Cette décision est-elle satisfaisante ?
Au-delà des condamnations pécuniaires prononcées par la cour, cette décision est une victoire, parce que le principe d’une collecte licite des décisions de justice est affirmé, garantissant une concurrence saine et loyale entre les diffuseurs des décisions de justice. La cour a ainsi rappelé que l’on ne peut pas s’affranchir de principes qui ont d’ailleurs été posés, par la suite, dans le cadre de l’open data des décisions de justice. Les éditeurs ne devraient pas former de pourvoi en cassation et le dirigeant de Doctrine a également annoncé qu’il en resterait là.
Est-ce que le fait que Doctrine ait été condamnée à publier, sous astreinte, un extrait de la décision sur son site internet est une bonne chose ?
C’est important, car cette publicité permet d’informer les professionnels du droit que le comportement déloyal de la plateforme a été sanctionné. Les éditeurs avaient fait valoir en appel que ces agissements avaient terni leur image vis-à vis des autres acteurs de la justice et du public en général.
Réf. : CA Paris, pôle 5, chambre 1,
7 mai 2025, RG n° 23 /06063
Une plainte avec constitution de partie civile pour recel
L’éditeur Lexbase a déposé plainte avec constitution de partie civile pour recel, en novembre 2022, contre la société Forseti, exploitant le site Doctrine.fr. Le président du directoire de l’éditeur, Fabien Girard, explique ses motivations.
Pourquoi avez-vous pris la décision de vous engager
dans une action pénale à l’encontre de la société Forseti ?
Avant même le résultat décevant obtenu en première instance devant le tribunal de commerce de Paris en février 2023, il nous a semblé pertinent de saisir le juge pénal pour faire reconnaître les méthodes illicites de Doctrine pour constituer sa base de données entre 2016 et 2018. Quand bien même la société ne serait pas considérée comme directement responsable de la collecte illégale des données, ses représentants ont toujours été dans l’incapacité d’expliquer l’origine de leur collecte. Ils ont d’abord évoqué devant les magistrats des partenariats avec les juridictions, puis des accords informels sans être capables de justifier de plus de détails. Les présidents des tribunaux judiciaires et administratifs ont pour leur part nié l’existence de tels liens même informels, ajoutant qu’ils n’avaient jamais donné leur accord pour fournir à Doctrine leurs décisions de justice en masse.
Dès lors, sans explication sur la méthode et l’origine légale de la collecte, en novembre 2022, Lexbase a porté plainte pour recel contre la société Forseti avec constitution de partie civile. Il nous a semblé impossible que la société ne puisse avoir été au courant de l’origine illégale de la collecte. Or selon la jurisprudence constante, le recel peut être caractérisé même si l’auteur de l’infraction d’origine est inconnu, dès lors que le receleur a connaissance de l’origine délictueuse du bien ; autrement dit, la connaissance de l’illicéité suffit pour caractériser le recel.
Les décisions judiciaires suivantes vous ont-elles conforté dans votre position ?
En parallèle de notre plainte au pénal pour recel, l’un des anciens salariés de Doctrine (responsable de la collecte des décisions de justice en 2016 et 2017) a été condamné, par une décision du 9 mai 2025, à 18 mois d’emprisonnement avec sursis et 15 000 euros d’amende pour accès frauduleux et extraction illégale de plus de 52 000 décisions de justice. Le salarié s’était en effet rendu au tribunal de Poitiers, en mai 2018, et, en se présentant comme stagiaire auprès de l’accueil du greffe, avait sollicité la remise d’un certain nombre de décisions identifiées auprès d’une greffière. Se trouvant dans le bureau de celle-ci, il était parvenu à lire et retenir l’identifiant et le mot de passe de cette dernière. Utilisant ensuite l’ordinateur de la bibliothèque, il s’était connecté à l’aide de l’identifiant et du mot de passe, pour extraire et enregistrer sur un clef USB environ 52 000 décisions depuis les serveurs de la juridiction. Le président de la juridiction l’ayant surpris, une plainte pénale a été déposée. Si Madame le procureur de la République n’a pas souhaité mettre en cause le commettant, c’est-à-dire l’employeur, dans ce dossier, il n’en demeure pas moins qu’il existe des indices graves et concordant d’une collecte illicite, comme l’a d’ailleurs confirmé la cour d’appel de Paris, le 7 mai 2025, en condamnant Forseti pour concurrence déloyale à l’égard des éditeurs Lamy Liaisons, Lefebvre Dalloz, Lexbase, LexisNexis et Lextenso. De plus, avant de retirer les décisions de Poitiers de son site, concomitamment à la mise en examen de son salarié, le fondateur de la société avait bien publié les 52 000 décisions en question (alors que selon le salarié, il ne devait aller chercher que quelques dizaines de décisions de ce tribunal). Et à l’audience pénale du 4 avril dernier, nous avons également appris qu’il s’était rendu dans plusieurs villes où se trouvent, notamment, les tribunaux judiciaires de Montpellier, Bordeaux, Toulouse, Marseille, Lille, Lyon, Brest, Grasse, Annecy et Nice : tribunaux pour lesquels, justement, Doctrine propose plusieurs centaines de milliers de décisions de justice, introuvables par ailleurs. Le pressentiment initial de Lexbase dans ce volet pénal a été conforté par ces condamnations et il nous semble évident que le commettant doit être considéré responsable des actes de son préposé.
Les clients de Doctrine pourraient-ils être également inquiétés ?
Doctrine a été condamné par la cour d’appel de Paris à publier sur son site Internet, pendant 60 jours, la mention suivante : « Par arrêt en date du 7 mai 2025, la cour d’appel de Paris a jugé que la société Forseti a commis des actes de concurrence déloyale au préjudice des sociétés Editions Dalloz, Lexbase, LexisNexis, et Lamy Liaisons et a condamné la société Forseti à les indemniser en réparation des préjudices subis de ce fait ». Cette condamnation, établie sur la base de cette collecte illicite, deviendra dès lors opposable à ses clients. Ils ne pourront plus alléguer l’ignorance de l’origine illégale des décisions rendues entre 2016 et 2018, qu’ils utilisent, notamment à l’appui de leurs conclusions. En effet, tous les éléments de l’infraction de recel, matériels et intentionnels, seront alors constitués.