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De l’innovation par les cabinets et de sa perception par les clients

Par Anne Portmann
Paru dans La Lettre des Juristes d'Affaires n°54 - mai 2018

Les cabinets d’avocats rivalisent désormais d’innovation, proposant de nouveaux outils technologiques à leurs clients. Comment les directions juridiques les perçoivent-elles ? Préfèrent-elles  recourir à des start-ups ou développer leurs propres outils ? Quel équilibre trouver entre l’injonction à innover et  la nécessité de préserver son cœur de métier ? Enquête.

L’innovation technologique serait une nouvelle exigence des clients. « Dans les appels d’offres récents, il est demandé aux cabinets d’intégrer de la technologie et des solutions permettant d’apporter des réponses rapides aux clients », observe Olivier Chaduteau, fondateur du cabinet de conseil Day One.

Isabelle Eid, responsable marketing et business development du cabinet DLA Piper en France et au Bénélux, confirme la tendance : « On nous demande si le cabinet utilise des outils d’innovation technologique, notamment dans les appels d’offres sur le règlement général des données personnelles (RGDP) et beaucoup de directions juridiques comptent sur le fait que les avocats possèdent ces outils de veille et de knowledge ». L’appétence des directions juridiques pour les innovations proposées par les cabinets d’avocats dépendrait principalement de deux critères : le prix (induit par le niveau de difficulté nécessaire pour résoudre la question) et la récurrence. « Pour une question simple qui se répète, les directions juridiques ont tout intérêt à développer un outil en interne, estime Alexis Deborde,  fondateur d’Hercule, agence de stratégie pour la transformation numérique des professionnels du droit. En revanche, lorsqu’il s’agit d’une question récurrente et à forte valeure ajoutée, il peut être intéressant d’avoir recours à un outil développé par un cabinet ». Certains proposent d’ailleurs des outils paramétrables et personnalisables par les directions juridiques en fonction de leurs besoins.

Chez Allen & Overy par exemple, un outil relatif à l’évolution de la réglementation des produits dérivés (Margin Metrics) a été développé en interne. Il a connu un grand succès auprès des clients du cabinet. Hervé Ekué, nouveau managing partner du bureau parisien le présente: « Cet outil leur a permis de modifier, très rapidement, des milliers de contrats dans un objectif de mise en conformité rapide aux nouvelles réglementations. Nous y avions réfléchi en amont et décidé d’y consacrer du temps et des moyens. L’innovation a connu un vrai succès auprès des clients car elle leur a permis d’être en phase avec la réglementation en minimisant les coûts ». 

Capter de nouveaux clients

D’autres offres innovantes peuvent être également l’occasion de capter une nouvelle clientèle pour les cabinets. Et certaines grandes firmes l’ont bien compris. « Notre plateforme e-tax services s’adresse à des personnes physiques et à des start-ups qui ne sont pas nos clients les plus usuels » reconnaît Jean-Pierre Lieb, associé du cabinet EY. Son cabinet a notamment développé, il y a deux ans, la première plateforme permettant d’acheter des prestations contentieuses en ligne, à la suite des changements rapides de législation relatifs à la CSG. « Elle concernait les non-résidents et la plateforme nous a donné l’opportunité de les toucher ». Ces innovations constituent donc, en partie du moins, des « vitrines » destinées à montrer toute la palette  des compétences du cabinet, avec l’ambition de faire du cross-selling pour vendre aux clients des prestations plus traditionnelles. Car ce type de cabinets d’affaires investissent désormais dans la R&D, à la fois pour leurs clients et pour leurs besoins internes. EY a par exemple ouvert, à la Défense, un espace appelé « Le Lab », véritable laboratoire interne que les clients peuvent visiter pour découvrir les outils numériques développés par la firme, outils qui couvrent de nombreux domaines de la fiscalité et du droit et qui aident les clients à visualiser simplement la complexité des données dont ils disposent.

Soigner la relation client

Dans cette configuration, la transformation numérique n’est en réalité que le prétexte à une transformation plus profonde, qui ne vise qu’à s’adapter aux besoins du client et à être davantage à son écoute. Olivier Chaduteau le dit autrement : « celui qui apportera la valeur ajoutée la plus importante, c’est celui qui réussira à mixer parfaitement  la technologie et l’humain ». Pour Eric Fiszelson, associé banque et finance en charge de l’innovation au sein du cabinet Herbert Smith Freehills, les clients sont très demandeurs de ces innovations qui vont bien au-delà du strict aspect technologique, qui selon son expression, n’est que « le sommet de l’iceberg ». En réalité, ce qu’ils attendent de l’avocat, c’est un changement profond : utiliser des techniques de « coaching », mettre l’accent sur des compétences douces (soft skills). « Il faut créer un écosystème avec le client », résume-t-il, pour le conseiller à long terme dans une stratégie de vision globale. « Dans ce schéma, la valeur ajoutée n’a plus son siège dans la prestation juridique elle-même, mais aussi – et surtout- dans l’empathie complète avec les attentes de l’entreprise ».  « Au fond, ce que les clients demandent aujourd’hui aux avocats, c’est un peu ce qu’ils demandent au juriste, à savoir d’être un véritable business partner et d’être inventif et créatif », ajoute Isabelle Eid.

Et pour éviter au conseil de se détacher de son cœur de métier, une seule solution, selon Alexis Deborde : la co-construction. « L’avocat doit proposer un outil de base, qu’il va paramétrer avec son client. Il restera alors sur le cœur de son métier de conseil et pourra, par exemple proposer aux clients un outil qui  viendra se greffer sur un système interne pour identifier des risques, générer des actes, etc… ».

Une certaine défiance

Selon Olivier Bélondrade,  adjoint au directeur juridique groupe de Coface, toute innovation susceptible d’accompagner la transformation des directions juridiques et d’en améliorer les performances est utile, d’où qu’elle vienne. « En général, les innovations proposées ne résolvent qu’une phase d’une opération plus globale. Il faut souvent combiner l’outil extérieur avec une adaptation de l’organisation interne, ou avec un autre outil », note-t-il. Si le développement en interne présente l’avantage d’être parfaitement adapté aux besoins, il demande néanmoins du temps. Quant à l’outil externe qui est plus rapide, il est susceptible de poser le problème de la sécurité de l’infrastructure et de la gouvernance des données lorsqu’il émane d’une start-up spécialisée dans le juridique.

Et face à l’offre pléthorique de legaltech sur le marché, les entreprises ont par ailleurs tendance à se défier des innovations développées par les cabinets d’avocats, qui peuvent vouloir au-delà de l’outil, leur vendre d’autres prestations juridiques traditionnelles, plus lourdes et plus coûteuses. Olivier Bélondrade reconnaît pourtant que l’outil développé par un cabinet d’avocat bien établi est une garantie de stabilité, même si les start-ups sont souvent plus audacieuses et plus innovantes. « Mais elles posent la question de la viabilité de la société et de la capacité à délivrer leurs promesses dans les temps. C’est un équilibre subtil à trouver ».

« Je ne crois pas aux technologies qui visent à rendre les clients dépendants des cabinets » ajoute Jean-Marie Valentin, ancien associé au sein du cabinet SVZ, qui s’est fait omettre du barreau afin de se consacrer pleinement à ses fonctions au sein de Seville More Hellory, une solution accélérant la transformation des directions juridiques et des cabinets nommée « Legal Cluster ». D’abord développée au sein du cabinet d’avocat, la solution a dû s’en détacher pour se développer. « Cette innovation a été imaginée pour renforcer les liens avec les clients mais dans leur unique intérêt, de sorte que certains ont souhaité  en bénéficier sans nécessairement avoir recours aux services du cabinet ». Elle devient dès lors une valeur détachable, qu’il y a moins de raisons de faire porter par le cabinet. Autre point, et non des moindres : celui du financement de l’innovation. « Les cabinets d’avocats répondent à des modèles de rémunération, et non à des modèles d’investissement. Il n’est pas possible d’y financer  des technologies de haut niveau puisqu’il n’est pas possible pour le cabinet de lever des fonds ». Jean-Marie Valentin le concède, c’est peut-être la vraie raison pour laquelle l’innovation technologique doit sortir du cabinet. « Les entreprises changent de mode de consommation,en conclut Alexis Deborde, et contrairement aux prédictions, les avocats qui développent des outils technologiques qui fonctionnent ne vont pas aller vers davantage de valeur ajoutée, mais vont alors chercher à développer des produits à moindre valeur ajoutée, ce qui pose le problème de l’investissement, en temps et en argent. Il faut alors se détacher de l’activité classique ».

Le droit traditionnel vs la technologie

Au-delà de l’aspect purement technologique, il y a donc un vrai sujet de rationalisation et de modèle économique. Olivier Chaduteau, estime qu’aujourd’hui, les directions juridiques recherchent plus que de la technique. C’est ce qu’il appelle « l’impact VTC » (Valeur ajoutée, Technologie et Collaboratif). Olivier Bélondrade confie chercher à conclure avec les opérateurs, avocats ou non, dont les outils l’intéressent, des contrats de partenariat. Chez Allen & Overy, les innovations sont notamment développées au sein d’un incubateur londonien (FUSE), au cœur des locaux du cabinet. Il rassemble 7 à 8 start-ups, sélectionnées par le cabinet, dont les innovations peuvent être mises au service du cabinet comme des clients de celui-ci. Cet incubateur permet aux start-ups d’être conseillées par Allen & Overy et d’être mises en relation avec l’écosystème du cabinet. Ainsi, le client peut choisir d’avoir recours à un outil développé en partenariat avec le cabinet ou de s’adresser directement à l’une de ces start-ups. Hervé Ekué le reconnaît, développer des outils performants demande de l’investissement et une vraie capacité d’adaptation. « Tout ce qui pourra être transcrit sous forme de formule mathématique le sera », augure-t-il, ce qui réduira considérablement la marge d’appréciation et le risque d’interprétation erronée de la volonté des parties et les erreurs. « La pratique du droit traditionnel va de plus en plus souvent être épaulée par la technologie ». Rassurante, Isabelle Eid rappelle néanmoins que selon une étude américaine (1), seulement 13 % du travail du juriste ou de l’avocat peut être automatisé. « Cette évolution ne doit donc pas inquiéter ». Plutôt que de voir son rôle réduit et d’être relégué uniquement aux prestations à très haute valeur ajoutée, le cabinet d’avocat, pour rester un hub incontournable, va devoir changer son mode de production et proposer plusieurs niveaux de prestations. « C’est le more for less challenge théorisé par Richard Süsskind » conclut Alexis Deborde.




(1) Can robots be lawyers, Computers, Lawyers, and the Practice of Law, Dana Remus, Franck S. Lévy, 2016

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