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Créer son cabinet : les clés du succès

Par Aurélia Granel

Projet mûrement réfléchi ou coup de tête, nombreux sont les avocats à se lancer, en solitaire ou à plusieurs. Quelles sont les clés de succès de ces nouvelles structures ?

À 47 ans, associé star chez Sullivan & Cromwell depuis neuf ans, Dominique Bompoint a sauté le pas et fondé son propre cabinet en 2013. « Il n’y a eu aucun processus rationnel derrière cette création : je n’ai pas préparé de business plan, de budget, une étude de marché ou encore mené une réflexion approfondie sur les attentes des clients, les spécialités dont il faut se doter et les tendances de mon secteur d’activité, lance l’associé avec honnêteté. J’avais 27 ans d’exercice professionnel et une famille à nourrir, mais j’étais en recherche d’épanouissement, donc j’ai écouté ce que j’avais en moi et je me suis lancé, complètement porté par l’envie d’animer une équipe et de retrouver une façon de travailler qui serait à l’ancienne, c’est-à-dire plus intuitu personæ ». Quittant une situation confortable, l’avocat a financé, sur ses fonds propres, les débuts de son cabinet, alors composé de quatre avocats, avec la réussite qu’on lui connaît. L’exception qui confirme la règle ? La plupart des avocats préparent en effet minutieusement leur projet. Rien n’est laissé au hasard pour se démarquer : nom du cabinet, stratégie de communication, sécurisation IT, etc.

Définir son positionnement

La première chose à faire avant de se lancer est de définir le positionnement de sa structure. Eole Rapone, qui a cofondé Emeriane Avocats en mars dernier, raconte : « Avec mon associée Juliane Dessard Jacques, nous avons longuement réfléchi à notre identité et au positionnement sur lequel capitaliser nos expertises techniques distinctives et fortes en droit des sociétés et particulièrement en droit boursier, acquises chez Cleary Gottlieb où nous nous sommes rencontrés. Nous avons couplé ces différents éléments à nos convictions personnelles, c’est-à-dire aux valeurs qui nous tenaient à cœur ». Concrètement, le cabinet accompagne ses clients en droit des affaires en les sensibilisant aux enjeux juridiques relatifs à la RSE. Convaincus à titre personnel de la nécessité d’une économie plus durable, ils ont voulu en faire l’une des valeurs fondamentales de leur cabinet. « Nous avons adopté des engagements forts et concrets : nous reversons 5 % de notre chiffre d’affaires annuel à plusieurs associations et avons défini, d’un point de vue statutaire, une raison d’être, en adéquation avec ce que l’on souhaite voir se développer au sein de notre cabinet durant la prochaine décennie », indique Juliane Dessard Jacques.

Dominique Bompoint

Autre élément important dans le positionnement des boutiques : les garanties offertes en matière de confidentialité des dossiers. Car pour un certain nombre de sujets sensibles, les sociétés cotées sont réticentes à faire appel à un cabinet trop en amont d’une opération, par crainte d’une fuite. Du fait du conflict check sur une base globale, un grand nombre de personnes sont informées du projet au sein de la firme d’avocats, alors même qu’il est encore secret au sein de l’entreprise. « Cela crée une réticence naturelle des clients à faire intervenir trop tôt un avocat sur des sujets sensibles, explique Dominique Bompoint. Notre cabinet d’affaires, à taille humaine, garantit une confidentialité qui permet d’intervenir très en amont du projet pour accompagner nos clients dans leurs décisions stratégiques ». L’absence de conflit d’intérêts est aussi l’une des motivations ayant poussé Jean-Pierre Grandjean, Marguerite Aynès et Thomas Lambard à quitter Clifford Chance pour créer, en 2019, Grandjean Avocats, un cabinet de niche en contentieux des affaires, arbitrage et médiation.

Une fois le positionnement défini, se pose la question du financement. « Les banques ne sont pas réticentes à financer un cabinet d’avocats, donc il faut choisir celle qui correspond à son projet, puis calibrer son financement avec son business plan a minima sur les deux premières années, explique Cyrille Garnier, cofondateur du cabinet Ollyns. Le business plan doit anticiper la croissance du cabinet et les modalités de son financement ».

Choisir ses associés et éviter les discordes

Aventure en solo ou à plusieurs ? « Étant le seul associé à la création, j’ai pris les décisions très rapidement, se souvient Dominique Bompoint, qui a depuis associé deux de ses collaborateurs. Être l’unique fondateur m’a permis de construire un cabinet qui me ressemble, sur la manière d’informer les clients, la rémunération des collaborateurs et l’organisation de la structure de manière générale ». Mais si créer son cabinet en solitaire permet d’être maître de toutes les décisions, la charge mentale est forcément plus lourde.

Si l’on décide de s’associer, l’antériorité des relations est un élément fondamental. « L’intuitu personæ est beaucoup plus important que dans les grandes firmes, explique Jean-Pierre Grandjean. Il faut bien choisir ses futurs associés, car l’on ne peut pas se permettre des dissensions et des rivalités, sous peine de voir le cabinet voler rapidement en éclats ». L’équipe travaillait ensemble depuis une dizaine d’années avant de s’associer. Lorsque l’on veut créer un cabinet d’affaires full services, il est difficile d’avoir à ses côtés toutes les expertises nécessaires dès le départ. David Pitoun et Cyrille Garnier, qui ont récemment créé leur structure, ont choisi de se lancer à deux pour aller vite et de ne recruter leurs futurs associés qu’après avoir démissionné de Simon & Associés et trouvé des locaux.

Une fois les futurs associés identifiés, il est bien sûr impératif d’établir des modalités de fonctionnement transparentes. Et d’abord choisir la bonne structure d’exercice, en prenant en compte le projet entre les associés, le degré d’intégration souhaité et les perspectives d’évolution à moyen et long terme. « Il y a souvent eu, dans les structures n’ayant pas survécu, un manque d’alignement des intérêts entre les associés sur le projet de développement, souligne le cofondateur d’Emeriane Avocats. Certains étaient satisfaits de l’évolution de la structure et ne souhaitaient pas la voir grandir, estimant avoir atteint une taille critique. D’autres, au contraire, espéraient développer l’activité et embaucher des collaborateurs, impliquant des investissements conséquents ». La rédaction d’un pacte d’associés permet ensuite aux fondateurs d’aborder tous les sujets en amont, en toute transparence, et donc de créer une relation de confiance. Seront par exemple évoquées, les modalités d’entrée et de sortie des associés et la rémunération - cause principale des tensions. « Si la mise en place d’une politique de rémunération connue de tous est un pré requis pour éviter les problématiques financières, il faut se demander régulièrement si les mécanismes financiers génèrent une crispation entre associés », lance Alan Walter, cofondateur du cabinet Walter Billet Avocats. Enfin, élaborer un business plan détaillé permet de s’interroger sur le chiffre d’affaires et les coûts de fonctionnement des premières années, d’anticiper le pire scénario et de réfléchir aux solutions éventuelles si celui-ci venait à se réaliser.

Attirer les talents

Les avocats sont la clé de succès d’un cabinet. Comment attirer les meilleurs éléments face à des mastodontes qui proposent des dossiers et des rémunérations plus qu’intéressants ? Rejoindre un cabinet de niche est un choix de carrière permettant souvent d’allier équilibre vie privée/professionnelle, esprit entrepreneurial et convictions personnelles. « La nouvelle génération d’avocats a une recherche très forte de sens dans le cadre de leur exercice, ainsi que d’équilibre entre leurs vies professionnelle et personnelle, souligne Juliane Dessard Jacques. Les projets que portent les avocats d’une structure comme la nôtre permettent de compenser le fait que nous ne proposions pas des rémunérations équivalentes à celles des cabinets anglo-saxons ». Les fondateurs d’Emeriane Avocats disent avoir d’ailleurs reçu de nombreuses candidatures motivées par le dynamisme et l’engagement du cabinet.

Pour fidéliser les talents, les associés de ces cabinets de niche mettent en avant un management horizontal, un lien direct avec le client, des perspectives d’évolution, moins d’administratif et un véritable travail d’équipe. « La plupart des structures nouvellement créées ne peuvent pas s’aligner sur les rétrocessions d’honoraires des firmes internationales, explique Jean-Pierre Grandjean. Les nouvelles recrues rejoignent généralement un cabinet comme le nôtre car elles partagent notre esprit entrepreneurial et le projet que nous leur proposons d’être, dès le début, un avocat complet. Tout en recevant une formation de qualité, les jeunes avocats ont plus de responsabilités et travaillent chaque jour en contact direct avec les associés dès leur prestation de serment ».

Conscient que la rémunération est clé pour attirer les talents, certains cabinets ont décidé d’intéresser leurs collaborateurs. « Nous avons instauré un intéressement à l’apport de dossier par les collaborateurs, au même titre que nous les intéressons aux résultats du cabinet, souligne Alan Walter. Afin de ne pas s’estimer lésés, ils touchent la même rétrocession qu’un associé lorsqu’ils apportent un dossier au cabinet ». D’autres, comme Dominique Bompoint ont fait le choix de s’aligner sur les cabinets internationaux pour attirer les surperformers.

Alan Walter

Se démarquer auprès des clients

Pas de cabinet sans clientèle. « Le lancement d’une structure ne pourra fonctionner que si les clients clés sont associés très en amont au processus de création du cabinet, indique Cyrille Garnier. Le positionnement, la stratégie et l’offre du cabinet doivent également être structurés bien avant l’ouverture de manière à pouvoir communiquer de manière simple et lisible auprès de ses clients et du marché au démarrage de l’activité ». Dominique Bompoint le confirme également : « C’est le lancement qui est important, c’est-à-dire le moment où vous devez vous établir à l’égard des clients et du marché comme quelqu’un ayant un positionnement et une certaine image ». En amont, il est donc préférable d’entamer des réflexions avec sa clientèle pour la sonder. Certains clients suivront, d’autres non, attachés à la marque ou préférant le confort du recours à un cabinet full services.

L’aventure entrepreneuriale augmenterait en outre le niveau de confiance des clients. « L’entrepreneuriat rapproche des clients, car la gestion d’un cabinet d’avocats présente de nombreuses similitudes avec celle d’une entreprise, souligne Cyrille Garnier. Nous sommes souvent confrontés à des enjeux stratégiques similaires à ceux des entrepreneurs, ce qui nous permet de mieux anticiper leurs demandes et de proposer des solutions adaptées ». Dominique Bompoint ajoute : « Depuis que je suis à mon compte, j’ai la sensation d’être plus écouté que lorsque j’exerçais dans une firme. Les clients ont du respect pour l’entrepreneur, car ils savent que le fondateur risque gros en cas d’échec ». De même, les relations avec les confrères co-conseils seraient plus simples car ils craindraient moins le détournement leur client. Et ainsi, en cas de conflits d’intérêts, un cabinet serait plus enclin à recommander une boutique de niche plutôt qu’une grosse structure.

Ces nouveaux cabinets font également preuve d’une grande agilité. Ils savent s’adapter pour répondre rapidement aux demandes des clients. Une grosse structure se retrouve davantage prise par le formalisme et est plus hiérarchique. Le cofondateur de Walter Billet Avocats souligne : « Notre véritable promesse est de dire aux clients qu’ils travailleront en direct avec des associés, peu importe la taille du dossier, alors que les plus petits sont souvent traités par les juniors dans les cabinets internationaux. Si l’on est victime de son succès, c’est-à-dire que l’on a trop de dossiers à gérer, il ne faut pas tomber dans le piège de la délégation, mais refuser les propositions ou demander à son client avec lequel on a noué une relation de confiance d’attendre un peu ».

Pour les clients aussi, l’intérêt est notable. Car recourir aux prestations de ces nouveaux cabinets est généralement moins onéreux. « Comme la plupart des boutiques, nos tarifs sont généralement moins élevés que ceux des cabinets internationaux, car nous avons des frais de fonctionnement plus faibles, explique Alan Walter. Les corporates se rendent compte qu’ils ont eu à payer des factures élevées pendant longtemps, alors que la plupart des cabinets nouvellement créés sont composés d’anciens avocats, ayant fait leurs premières armes dans de grosses structures ». Attention toutefois à la taille critique. « La croissance d’une jeune structure, jusqu’à un seuil que je situerai à une trentaine d’avocats, n’a pas beaucoup d’impact sur les coûts fixes, hors locaux, explique Cyrille Garnier. Au-delà, une intendance et du back-office supplémentaire est à prévoir. Cet effet de seuil doit être anticipé car il a un impact direct sur la rentabilité de la structure ».

Comment faire grandir une structure tout en maintenant l’agilité attendue par les clients ? Il y a des choix à faire : se développer uniquement de l’intérieur, effectuer des recrutements latéraux, se rapprocher d’autres structures… « Il faut revenir à ses fondamentaux et se demander, dans la phase de croissance, si son positionnement est le bon et si l’on va parvenir à conserver la cohésion de son équipe et la qualité de ses recrutements. Il faut aussi investir, en particulier dans la technologie qui occupe aujourd’hui une place importante », souligne Jean-Pierre Grandjean. Et Dominique Bompoint de conclure : « Les fondateurs d’un cabinet doivent raisonner en fonction du volume de dossiers à gérer. S’ils affluent en masse, mais que le cabinet continue à garder son identité, alors croître a du sens ». 

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