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Contentieux climatique : un nouveau risque pour les entreprises ?

Par Nathalie Bru
Paru dans La Lettre des Juristes d'Affaires Magazine n°57 - Novembre / Décembre 2018

Depuis le début de la décennie, les lois codifiant les réponses au changement climatique se sont multipliées. Et par voie de conséquence, les contentieux aussi. Pour l’heure, les recours contre les entreprises sont rares et peu fructueux pour les défenseurs de l’environnement. Mais la donne pourrait rapidement changer.

L’Histoire retiendra-t-elle 2018 comme une charnière en matière de lutte contre le changement climatique ? Peut-être. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que ces derniers mois furent riches en événements. L’un des plus récents, et non des moindres : la confirmation, le 9 octobre, de la condamnation de l’État Néerlandais pour insuffisance dans sa politique de lutte contre les changements climatiques, dans l’affaire Urgenda. « C’est la première fois qu’une juridiction enjoint un État de limiter ses émissions de CO2 au nom d’une obligation de diligence dictée par l’urgence climatique », se réjouit Alexandre Faro, associé au cabinet Faro & Gozlan, avocat de plusieurs associations de défense de l’environnement en France. Une décision qui intervient le lendemain de la remise par le GIEC de son rapport spécial visant à limiter le changement climatique à 1,5 °C.

Le 13 août dernier, la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a jugé recevable l’assignation pour manque d’action pour le climat et violation de leurs droits fondamentaux déposée le 24 mai contre le Parlement et le Conseil européens par dix familles originaires de plusieurs pays, dont le Kenya et Fidji. « C’est très rare que la cour soit saisie, et sur une affaire climatique, c’est la première fois », se félicite Marie Toussaint, présidente de l’association Notre Affaire à Tous, qui soutient la plainte. Et le 30 juillet, aux États-Unis, la Cour Suprême américaine confirmait par ailleurs – à l’unanimité – le bien-fondé des poursuites engagées par 21 jeunes plaignants, soutenus par l’association Our Children’s Trust contre l’État fédéral pour carence, dans l’affaire dite Juliana VS United States.

Quelques mois plus tôt, le 18 janvier, la ville de New York assignait les Big Oil en justice. Si ce recours-là a fait long feu en première instance au mois de juin, comme celui intenté par les villes d’Oakland et de San Francisco avant lui, la tendance est nette : le contentieux climatique se développe à grande vitesse et le secteur privé ne sera plus épargné. Selon un article du Boston Globe paru en juillet dernier, une douzaine d’autres plaintes du même type ont été déposées contre les Big Oil aux États-Unis. Depuis peu, Total aussi est dans le viseur en France. Le 23 octobre, 13 collectivités et quatre associations, dont Notre Affaire à Tous, ont appelé dans un courrier le pétrolier français à agir pour limiter le réchauffement à 1,5 °C, sans quoi elles menacent de le poursuivre en justice courant 2019, en s’appuyant notamment sur la loi relative au devoir de vigilance du 27 mars 2017.

« Ce qui sera en jeu dans les années à venir, avertit Alexandre Farro, ce sont les décisions prises par les entreprises et par les prêteurs de deniers. » Et en la matière, il n’y aura plus vraiment de frontières. Preuve en est, par exemple, la plainte déposée en Allemagne par l’agriculteur péruvien Saul Luciano Lliuya contre l’énergéticien RWE, que la justice a, en novembre 2017, finalement accepté d’entendre. Dans son rapport de mars 2017, intitulé « L’État du contentieux climatique », dont la rédaction a été confiée au Sabin Center for Climate Change Law de l’université de Columbia, le programme des Nations Unies pour l’environnement comptabilisait déjà un total de 654 dossiers aux États-Unis, et 230 dans le reste du monde.


Faute de bouillir encore, l’eau frémit partout. Et tout le monde le sent. « Jusqu’ici, ces questions étaient plutôt du ressort des directeurs du développement durable, mais maintenant, le sujet commence à arriver aux oreilles des directeurs juridiques, et même des directeurs financiers », constate Yann Aguila, associé responsable du droit public au cabinet Bredin Prat et responsable de la commission environnement du Club des Juristes.

« Aujourd’hui, l’état du droit en France laisse penser que des actions engagées contre des entreprises de type RWE ont très peu de chances d’aboutir, estime-t-il. Néanmoins, j’ai la conviction que le contentieux climatique est devant nous. Il va s’imposer par la force des faits, car les victimes des dommages causés par le dérèglement du climat chercheront inévitablement des responsables. La nature juridique a horreur du vide. » Et pour les auteurs du rapport des Nations Unies, « grâce à la multiplication et à la dissémination des connaissances, il sera plus facile de trouver des juristes compétents ayant l’expérience des théories juridiques éprouvées, d’autant plus que plusieurs ONG sont prêtes à offrir des conseils dans ce type d’affaires ».

Une matière en création

Au confluent de nombreuses spécialités – droit environnemental, droit des ressources naturelles, droit de l’énergie, droit de l’urbanisme, droit régissant l’utilisation des terres, droit constitutionnel, droit administratif et common law –, le droit climatique est une matière en création. Et si les obstacles restent nombreux à tous les niveaux – compétence juridictionnelle, intérêt pour agir, imputabilité – avant que les actions intentées contre les acteurs du secteur privé aboutissent à des condamnations, il faudra compter sur la créativité des juristes et sur l’inventivité des juges.

« Il faut voir que les actions en justice climatique sont assez favorisées par les juges, qui s’affranchissent, pour accueillir les demandes, des canons les plus élémentaires de la procédure », note ainsi Christian Huglo, auteur de l’ouvrage intitulé Le Contentieux climatique : une révolution judiciaire mondiale, paru cette année aux éditions Bruylant. Et si, comme il le constate, « les difficultés juridiques, en particulier d’imputabilité, sont considérables », il est convaincu que la donne va changer. Il mentionne notamment le rapport de Richard Heede qui, en 2013, « a établi des documents tout à fait sérieux pour isoler la responsabilité des grandes entreprises émettrices de carbone ». Un document au centre des débats dans le contentieux allemand contre RWE. Et qui a aussi été mentionné dans le courrier adressé à Total en octobre. « Par ailleurs, ajoute Christian Huglo, il ne faut pas oublier non plus que le juge n’est jamais lié complètement par les conclusions d’une expertise. » Dans ce type de dossier, « il peut, en toute hypothèse, tirer un certain nombre de présomptions de causalité ou même raisonner éventuellement sur la base du principe de précaution ».

Jean-Nicolas Clément

Si aujourd’hui, « les instruments classiques du droit de la responsabilité ne peuvent pas être mis en œuvre sans interrogation », Jean-Nicolas Clément, associé responsable du droit de l’environnement chez Gide, constate « une sorte de mouvement en dehors de ce droit proprement dit, visant à responsabiliser les acteurs par des voies indirectes ». Il mentionne l’article 1 100 du Code civil, créé par l’ordonnance du 16 février 2016 dans le cadre de la réforme du droit des contrats, disposant que les obligations d’une entreprise peuvent naître de « l’exécution volontaire ou de la promesse d’exécution d’un devoir de conscience envers autrui ». Question, dès lors : une société peut-elle être poursuivie pour avoir méconnu ses engagements informels, à l’image de l’accord de Paris pour les États ?

« Les juges commencent à tenir compte des limites de la planète », se félicite en tout cas Marie Toussaint de l’association Notre Affaire Tous. Christian Huglo, qui cherche dans son ouvrage, à « essayer de déterminer quelles pourraient être les règles de demain », parle d’un « nouveau droit international à explorer et à créer ». « Le droit international et les éléments que l’on trouve dans la jurisprudence internationale peuvent bouleverser la vision classique du droit pour aller vers la primauté du droit naturel, remarque-t-il. C’est d’ailleurs la base légale de l’action des jeunes Américains dans le dossier Juliana. Le droit naturel peut l’emporter sur la Constitution, c’est très audacieux. » Alexandre Faro note aussi une tendance accrue dans l’évolution du droit de l’environnement à aller vers la reconnaissance du droit des générations futures.

Un droit aux contours flous

Trouvera-t-on par ailleurs bientôt, entrant dans la catégorie du contentieux climatique, des actions intentées contre les entreprises sur la base du droit du travail ? C’est en tout cas ce que pense Patricia Savin, associée en droit de l’environnement chez DS Avocats. « Il est aujourd’hui prouvé que l’augmentation des températures a un impact sur la santé, remarque-t-elle. Ce qui peut-être de nature à engager potentiellement la responsabilité des employeurs. »

Étant donné la nature « nébuleuse » d’un droit aux contours flous, pour reprendre le terme de Yann Aguila, les secteurs d’activité qui demain pourraient être concernés sont nombreux. Pour Michael Burger de la Columbia University, « les plaignants vont continuer à se concentrer un peu partout dans le monde sur les producteurs d’énergies fossiles, le temps de voir si cette stratégie peut donner des résultats. Et si les juges acceptent de les entendre, ce type de plaintes pourrait ensuite se répandre dans d’autres secteurs, comme la distribution de gaz ou d’électricité, le secteur manufacturier, les compagnies automobiles, les entreprises forestières ou agricoles ».

Avec des responsabilités plus faciles à circonscrire, la finance est en ligne de mire. « Comme il faut parvenir à mettre efficacement un pied dans l’engrenage, la tendance sera d’attaquer celui qui va débloquer l’investissement dans la technologie polluante », prévoit Alexandre Faro. Les associations seraient en train d’y réfléchir en France. À titre d’exemple, ailleurs, on peut citer l’action qu’un jeune Australien de 23 ans a intentée devant la cour fédérale de son pays contre Rest, son fonds de pension, lui reprochant un manque de transparence quant à l’impact de ses investissements internationaux en matière de changement climatique.

Si pour l’heure, comme le constate Jean-Nicolas Clément, « il n’y a pas eu de condamnation retentissante de sociétés parce qu’elles auraient enfreint les règles de la justice climatique », cela ne signifie pas pour autant que ces plaintes sont sans effet. Car ces actions, remarque Yan Aguila, « ne sont pas tant faites pour être gagnées que pour provoquer un changement ». « L’impact est pour l’instant plus extra-judiciaire que judiciaire, analyse Jean-Nicolas Clément. De telles actions écornent l’image des sociétés et, aujourd’hui, il n’y a pas d’entreprise qui n’y soit insensible. » Et Christian Huglo, au cabinet Huglo Lepage, d’ajouter : « Il y a un vrai mouvement de prise de conscience au sein des entreprises, elles font extrêmement attention et elles bougeront sans doute plus facilement que l’État. »

« Même si pour l’instant, les attaquer ne marche pas vraiment, remarque Yann Aguila, ancien juge au Conseil d’État. Il peut toujours y avoir une évolution de la jurisprudence. Quand on a été à l’intérieur de la machine à fabriquer du droit, on sait que la jurisprudence n’est pas figée : elle évolue en permanence. » Et Alexandre Farro de glisser : « Finalement, je me demande si le juge n’est pas l’autorité qui est la plus à même de gérer la crise climatique, car à la différence du gouvernement, sa mission s’inscrit dans un temps plus long. »

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