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Combien la direction juridique fait-elle gagner à l’entreprise ?

Par Anne Portmann
Paru dans La Lettre des Juristes d'Affaires n°62 - septembre / octobre 2019

Les directeurs juridiques aspirent de plus en plus à avoir un rôle décisif dans l’entreprise et veulent entrer au Comex, voire au Codir. Mais pour cela, ils doivent pouvoir démontrer qu’ils font gagner de l’argent à l’entreprise. Quelle stratégie mettre en œuvre ?

Dans un contexte de développement du numérique au sein des directions juridiques, les juristes doivent mettre tous les atouts de leur côté afin de réunir les conditions pour être reconnus à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise. Il leur faut donc jouer leur réseau à l’intérieur de l’entreprise et cibler leurs interlocuteurs : opérationnels, DAF, DG. Il est ensuite nécessaire de s’adapter à eux et de valoriser la fonction juridique avec des indicateurs qu’ils comprennent. « Un DAF ne sera pas sensible aux mêmes arguments qu’un directeur marketing », dit Marie Hombrouck, fondatrice du cabinet de chasse de tête Atorus Executive. « La clé, c’est de parler le même langage que les membres du Codir, ajoute Claude Mulsant, associée et directrice de la pratique juridique pour OasYs Consultants. Il s’agit de traduire en chiffres les réalisations de la direction juridique. » La France dénombrerait seulement 50 % de directeurs juridiques au sein des comités de directions, ce qui est très en dessous de ce qui est pratiqué dans les pays anglo-saxons où 90 % de leurs homologues siègent au sein des instances dirigeantes.

Quantité et qualité

Mais pour valoriser objectivement la fonction juridique, notamment au moyen d’éléments chiffrés, quels indicateurs (ou KPIs, Key performance indicators) utiliser ? « Il n’est pas naturel pour les juristes, de transformer leur activité technique en indicateur mesurable. Ils ne l’ont pas appris à l’université. Il faut les y éduquer car cela intéresse les instances dirigeantes », constate Marie Hombrouck. Les KPIs quantitatifs sont toutefois à manier avec précaution et doivent être définis selon les spécificités de l’entreprise. Il n’en existe pas d’universel. Par exemple, le ratio du nombre de contrats rédigés par un juriste peut avoir du sens dans telle entreprise, mais elle n’en a aucun dans une entreprise qui fonctionne sur quelques contrats annuels de type appel d’offres. « Un KPI efficient est le ratio du budget du département juridique sur le chiffre d’affaires afin de valoriser la maîtrise des coûts par le directeur juridique », suggère Marie Hombrouck.

« Pour l’activité contentieuse, on peut valoriser les gains obtenus, les économies réalisées », pointe Claude Mulsant. Elle préconise également de chiffrer le nombre de dossiers traités, dans quels délais et pour quel résultat ou encore de calculer le taux de rentabilité et les conséquences opérationnelles des projets menés au sein de la DJ. Par exemple, quel temps homme (et donc quel salaire chargé) a-t-on économisé en réorganisant la DJ ? « Proposer une matrice pour les contrats types peut aussi faire faire des économies en temps et en personnel à la direction commerciale », souligne-t-elle. À cet égard, elle recommande le pragmatisme. C’est à chaque directeur juridique, lorsqu’il ouvre un dossier ou commence un projet, de se demander ce qu’il va faire gagner à l’entreprise et selon quels critères il va pouvoir l’évaluer et de rédiger une fiche sur les aspects économiques de l’opération envisagée. À l’occasion d’une fusion, le DJ doit aussi être capable de connaître les enjeux financiers et concurrentiels de l’opération en cours.

Les instances dirigeantes apprécieront aussi sans doute un point périodique, qui présente des chiffres clés sur l’activité du service, ou un sur des dossiers emblématiques. « Mais attention, le document ne doit pas faire 50 pages ! » prévient Claude Mulsant. Une synthèse chiffrée sera donc la bienvenue, d’autant plus que la DG ne s’y attendra pas de la part du directeur juridique. Ce sera, en quelque sorte, une bonne surprise, toujours payante pour la DJ qui a besoin de se mettre en valeur. Mais attention aux écueils. « Mesurer la performance du service juridique à l’aune de la rapidité de ses réponses aux questions des opérationnels ou du nombre de ses réponses n’a pas beaucoup de sens. La volumétrie n’est pas pertinente », relève Marie Hombrouck. « En revanche, il est tout à fait possible de faire valoir que la somme de 50 000 € engagée pour un arbitrage a permis à l’entreprise d’éviter d’être condamnée à payer 500 000 €. Communiquer sur le coût d’un projet par rapport à ce qu’il peut rapporter est toujours une bonne idée. Il est possible par exemple de valoriser la création d’un process de médiation interne, qui permet d’éviter des frais de contentieux. » Et cela ne se limite pas forcément à des dépenses strictement en rapport avec le juridique. Il peut s’agir de la mise en place d’une action en rapport avec la politique RSE de l’entreprise, comme le passage du service juridique au zéro papier – Franck Rimbaud, DJ d’Air France, avait d’ailleurs obtenu un prix de l’innovation pour son initiative –, ou en rapport avec la politique RH, comme la mise en place du télétravail. Ce qui est important, c’est de communiquer sur ce que l’on fait et de donner des éléments pour rendre son activité accessible.

Pas de dictature du chiffre

Certains juristes dressent même un bilan annuel d’activité, mais dans cet exercice aussi, il faut prendre garde à ne pas avoir une approche seulement mercantile et chiffrée de son travail. En effet, nuance Marie Hombrouck, il ne s’agit pas de perdre de vue que la fonction première d’une direction juridique est de protéger l’entreprise. « La DJ ne doit pas être un centre de profits, ni un centre de coûts. » Et dans le choix des indicateurs de performance, il est conseillé de privilégier la sécurité juridique et l’analyse des risques.

Éric-Jean Garcia codirige l’Executive Master Sciences Po Executive Education intitulé « General Counsel : Strategy and Leadership for Senior Lawyers », qui apprend aux juristes à sortir de leur expertise pour accéder aux fonctions de General Counsel. « Une notion délibérément imprécise, car elle est susceptible de recouvrir des responsabilités différentes d’une entreprise à l’autre. Elle est en fait principalement destinée aux juristes qui veulent s’épanouir ailleurs que dans le droit pur, pour les préparer à prendre des responsabilités plus larges que celles qu’ils exercent. » La formation est donc proposée à tous les juristes, y compris en ETI, mais aussi aux avocats soucieux de mieux connaître leurs clients. Elle comporte bien entendu une séquence relative aux KPIs qui peuvent être utilisés par un département juridique, mais le fondateur du programme insiste sur le discernement avec lequel ils doivent être utilisés.

« L’objectif originel des KPIs donna au taylorisme ses lettres de noblesse. Or, un juriste ne travaille pas sur une chaîne de montage ! » pose, un brin provocateur, Éric-Jean Garcia. Il estime qu’alors que la plupart des entreprises opèrent leur mutation managériale et travaillent de plus en plus en mode projet, demander à une direction juridique de produire des indicateurs de performance chiffrés ne saurait épuiser le sujet de la performance et l’excès peut conduire à l’isoler des autres acteurs. « C’est à rebours de ce qui se passe actuellement dans l’entreprise. » Pour lui, les directions juridiques ont, au fil des années, réussi à obtenir de n’être plus considérées comme un organe de censure, mais comme un centre d’expertise. Et s’il faut encore pousser pour ouvrir les portes de la direction générale, asséner des chiffres, même si c’est intéressant, n’est pas suffisant. « Le directeur juridique doit être force de propositions. Pour cela, il doit être en capacité de saisir les opportunités qui se présentent tout en coopérant proactivement avec les autres parties prenantes afin de devenir un partenaire créatif au service de la stratégie et des valeurs de l’entreprise. » Pour saisir les opportunités, trois mots d’ordre : la formation, l’entraide et le networking, conclut-il.

S’ouvrir à l’autre sans perdre son identité

« Le DJ doit devenir un généraliste, ce qui est à l’opposé de l’omniscience. Autrement dit, il ne doit pas se contenter de collectionner les expertises. » Éric-Jean Garcia donne l’exemple de Patrick de Castelbajac, ancien avocat devenu directeur de la stratégie d’Airbus, qui sait tirer avantage de ses réflexes de juriste tout en s’ouvrant à d’autres enjeux et à d’autres horizons. Parmi les « soft skills » déterminants, on peut citer l’application d’une politique RSE, mais aussi le management. « Être un bon manager est une compétence recherchée chez les directeurs juridiques, observe Marie Hombrouck. Savoir bien manager ses équipes, faire progresser ses collaborateurs, démontre que l’on a des compétences RH. » Le directeur juridique doit aussi avoir des compétences en marketing, innovation, etc.

Pour Éric-Jean Garcia, le juriste doit conserver sa capacité à prendre du recul en développant une hauteur de vue, car c’est un atout précieux pour appréhender les grands enjeux stratégiques du monde contemporain. Même si les KPIs ont un intérêt, l’ADN du juriste est un atout qui reste non négligeable. Il constate en effet que dans un contexte de judiciarisation de la société et de pénalisation galopante du droit des affaires, il est de toute façon dans l’intérêt des actionnaires comme des clients et de consommateurs d’avoir des juristes impliqués dans la stratégie et au sein du board.

« La valorisation récente du métier de juriste va de pair avec le développement de la réglementation, c’est une opportunité pour les juristes », estime Claude Mulsant. Et cela ne vaut pas seulement pour les seniors et les directeurs juridiques. « Un jeune juriste devrait être capable, lors de son entretien annuel, de présenter des éléments chiffrés. ».

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