Avocates d’affaires : quand la robe se taille une place au sommet
Avocat ou encore Maître, des titres portés au masculin durant de nombreuses années, même lorsqu’ils désignaient des femmes. Pourtant, elles sont aujourd’hui de plus en plus nombreuses à porter la robe noire. Mais quelle est réellement la place des avocates au sein du barreau d’affaires ? Sont-elles parvenues à développer leur assertivité au travail ? Leur laisse-t-on l’espace pour y parvenir ? Pour son numéro de rentrée, La LJA donne la parole à celles qui participent à transformer les mentalités.
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our comprendre l’évolution du positionnement des femmes dans le barreau d’affaires, partons d’abord des chiffres. Le baromètre de Day Two des mouvements d’associés dans les cabinets d’affaires français est, comme toujours, particulièrement instructif (cf. LJA 1674). En 2024, 192 femmes sont devenues associées. Elles représentent même 47 % des mouvements recensés. Si cette tendance se poursuit, la parité pourrait être atteinte d’ici 2028, annonce Jérôme Rusak, associé de Day Two qui pilote ce baromètre depuis 19 ans.
Les femmes représentent aussi 53 % des collaborateurs ayant accédé au statut d’associé en rejoignant un nouveau cabinet en 2024. Soit une hausse de 13 points par rapport à 2023. Ces nominations se concentrent notamment dans certaines spécialités : 39 en droit social, 20 en M&A et 19 en propriété intellectuelle et technologies de l’information (IP/IT).
La part de femmes progresse significativement dans chaque spécialité du droit. Par exemple, en corporate – M&A, elle est passée de 28 % (moyenne historique) à 37 % en 2024. En droit public, elle a également évolué de 27 % à 38 %, et en restructuration, de 30,5 % à 43 %.
Cette évolution s’explique en partie par l’effet des politiques d’inclusion mises en place et l’engagement croissant des cabinets en faveur de la diversité. À cet égard, et même si les communications sur la diversité ne sont plus vraiment au goût du jour, certaines firmes se sont fixé des objectifs ambitieux, comme Clifford Chance qui vise 40 % de femmes parmi ses associés d’ici 2030.
Pour Jérôme Rusak, ces résultats traduisent « une attractivité croissante des talents féminins sur le marché des associés ». Les cabinets seraient d’ailleurs poussés par leurs clients à promouvoir davantage de femmes. « De nombreuses directions juridiques chez les clients sont aujourd’hui menées par des femmes. Ces dernières attendent que les cabinets d’avocats avec lesquels elles travaillent reflètent cette même diversité », annonce l’enquêteur. On se souvient l’initiative lancée, il y a quelques années par Béatrice Bihr, alors directrice juridique de 118 218 Le Numéro, de créer une commission « DJ au féminin » au sein du Cercle Montesquieu qui avait procédé à un classement des cabinets d’avocats au regard de la parité.
Malgré cette avancée, des disparités demeurent. Certes, la profession est majoritairement féminine depuis plusieurs années mais les femmes restent encore minoritaires parmi les associés, dans la plupart des cabinets. À l’échelle européenne, l’écart est très marqué : 59 % de collaboratrices, contre seulement 21 % d’associées en 2020. Le problème ne réside donc pas dans le recrutement de jeunes avocates, mais dans leur progression vers des postes à responsabilité.
Parmi les freins persistants, Jérôme Rusak cite l’impact de la maternité. Il rappelle que 83 % des avocates interrogées dans le rapport Haeri estiment que la parentalité ralentit leur progression. Avec pour conséquence une sous-représentation des femmes parmi les associés, et un manque de modèles ou de mentors féminins. Selon lui, les biais culturels persistent, même si des avancées réelles sont en cours.
En 2018, le cabinet DLA Piper s’était déjà interrogé sur cette question et avait mené une enquête au sein des effectifs de France et du Benelux, d’abord auprès de la population féminine, ensuite auprès des avocats masculins. Il en ressortait alors qu’un tiers des avocates percevaient des barrières à franchir dans la progression de leur carrière (contre seulement 18 % des hommes), même si elles reconnaissaient majoritairement avoir les mêmes opportunités que leurs confrères masculins. La maternité et l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle étaient, sans surprise, parmi les critères les plus cités pour justifier le départ d’une femme d’un cabinet. Un paradoxe était néanmoins intéressant à noter : près de 85 % des femmes sans enfant considéraient que le métier n’est pas adapté à un équilibre de vie personnelle et professionnelle, contre moins de 60 % des femmes ayant déjà des enfants.
Initiatives vs. réalité
Avocate, vice-bâtonnière du barreau de Paris depuis janvier 2024, présidente de l’EFB, mère de deux jeunes enfants, Vanessa Bousardo incarne une génération qui revendique haut et fort l’égalité. Elle dresse un constat lucide sur la place des femmes dans la profession d’avocat, les défis persistants et les initiatives engagées pour faire évoluer les mentalités.
« Depuis de nombreuses années, les avocats à Paris sont majoritairement des femmes, et cela se manifeste très clairement dès l’entrée à l’EFB où cette majorité est patente », observe-t-elle. Pourtant, dans les 5 à 10 premières années d’exercice, les femmes quittent massivement la profession. Plus on monte dans la hiérarchie des cabinets, moins on croise de femmes. « Bien sûr, il y en a. Mais c’est un parcours plus aride pour elles », confie-t-elle. Ce phénomène est d’autant plus marquant qu’il coïncide souvent avec l’arrivée du premier enfant. Dans une profession libérale souvent dénuée de cadre protecteur, la parentalité reste une source d’exclusion silencieuse.
À la question de la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale, Vanessa Bousardo interroge : « Est-ce que l’on pose cette question aux hommes ? » Selon elle, l’équilibre entre vie personnelle et carrière n’est pas une problématique féminine, mais bien une question de société, qui doit interpeller l’ensemble de la profession.
C’est dans cet esprit que le barreau de Paris a mis en place plusieurs mesures concrètes. Tout d’abord, le « secours diligences » : un dispositif permettant aux avocates enceintes ou en congé maternité de mandater un confrère missionné par l’Ordre pour solliciter un renvoi d’audience, mais également pour les avocats confrontés à des accidents de la vie. Un salon d’allaitement dans la Maison des avocats, « vu comme symbolique pour certains, mais en réalité essentiel », entièrement pensé pour garantir confort et confidentialité. Mais aussi une micro-crèche du Barreau de Paris, « certes modeste en nombre de places, mais qu’il faut considérer comme une première pierre nécessaire ». Puis, en complément de la commission harcèlement/discrimination du Barreau (COMHADIS), la mise en place d’un dispositif de recueil des signalements externalisé auprès d’un tiers de confiance, ces alertes pouvant être, si nécessaire, recueillies de manière anonyme.
Enfin, consciente de ce que ces enjeux dépassent les frontières parisiennes, Vanessa Bousardo a lancé en octobre 2024 l’initiative Bâtonnières du Monde : un collectif réunissant des bâtonnières et vice-bâtonnières de tous horizons, de San Francisco à Odessa en Ukraine, de Hong Kong à Varsovie, en passant par Genève, Bruxelles, Abidjan ou Dallas, visant à promouvoir les droits des femmes et la gouvernance par les femmes à travers le monde. « On se rend vite compte que les enjeux d’égalité ne sont pas locaux, mais mondiaux, dit-elle. Il est essentiel que ces questions puissent être appréhendées de manière globale et au-delà de nos seules frontières ».
Retours d’expériences d’avocates influentes
Mais après les chiffres et les initiatives posées, reste à explorer ce qui donne vie au changement : les parcours de celles qui l’incarnent au quotidien. Des avocates d’affaires qui offrent un éclairage sur la réalité du terrain.
Clémence Fallet est associée au sein de l’équipe corporate du cabinet Bredin Prat. Elle intervient principalement en fusions-acquisitions et private equity et accompagne également des entreprises cotées sur des sujets de gouvernance. Elle revient sur ses débuts et son parcours guidé par la rigueur intellectuelle : « Après la prépa, en arrivant à HEC, j’ai ressenti un besoin de stimulation plus intellectuelle et je me suis inscrite en faculté de droit en parallèle. La discipline juridique m’a plu pour son raisonnement logique. C’est ensuite vraiment l’ambiance des cabinets et la qualité des dossiers qui m’ont convaincue ». Elle n’a jamais considéré son genre comme un obstacle dans son parcours. « Je n’ai jamais eu le sentiment que le fait d’être une femme freinait ma carrière mais j’ai eu la chance d’avoir un mari qui m’a toujours soutenue. Cela fait partie des piliers de vie ». Elle conseille aux jeunes avocates : « d’aimer ce métier, de s’amuser, et surtout de ne jamais subir. Si on ne se sent pas bien dans une structure, il faut prendre la liberté d’en changer ».
Autre profil inspirant, celui de Diane Lamarche. Elle dirige le département contentieux du cabinet White & Case à Paris et fait partie du département private equity / corporate. Davantage positionnée pour devenir banquier d’affaires, compte tenu de ses études de finance à l’ESSEC, sa découverte du droit au sein de cette école a marqué un tournant dans sa vie professionnelle : « J’ai compris que le droit était partout et était un outil de transformation qu’il fallait maîtriser ». L’art oratoire l’a également immédiatement séduite : « J’adore les débats et convaincre les autres avec mes mots ». Elle souligne aussi l’impact de figures inspirantes qu’elle a rencontrées en chemin : « Jean-Pierre Martel a été mon mentor. Il m’a appris la rigueur, l’exigence et la combativité. Il m’a en plus permis de conserver ma double compétence en corporate et contentieux, et m’a tout de suite donné une grande autonomie ».
Sur la place des femmes dans la profession, son regard est à la fois réaliste, affirmé et optimiste. « Si vous n’y croyez pas, personne n’y croira pour vous », insiste-t-elle, avant d’ajouter « Mes parents m’ont élevée en me répétant “if you want something, you go and get it” ». La parentalité, loin d’être un obstacle, s’est révélée être un levier dans sa carrière. « J’ai quatre enfants et je n’ai jamais senti que ma famille m’avait ralentie », affirme-t-elle. Elle se souvient de sa nomination comme associée alors qu’elle était enceinte de son quatrième bébé. « J’étais craintive à l’idée que ma grossesse puisse être mal perçue compte tenu de ma nomination en parallèle. Mais Jean-Pierre Martel m’a immédiatement rassuré en me disant : ça ne change rien ». Diane Lamarche rappelle que l’indépendance constitue l’un des piliers de son métier. « La liberté est au cœur même de ce que signifie être avocat ».
Mais il n’y a pas que les firmes internationales qui donnent lieu à de belles histoires de réussite féminine. Anaïs Ferré, associée en droit fiscal chez Squair, a vu sa vie personnelle évoluer en parallèle d’une carrière exigeante. Elle donne naissance à un premier enfant en 2020, puis à des jumelles en 2023. En janvier 2024, elle intègre le cabinet Squair en tant qu’associée, reprenant le travail avec trois enfants. Son parcours incarne les défis que rencontrent de nombreuses femmes avocates aujourd’hui.
Elle observe l’émergence d’un nouveau profil de femmes dans la profession. Souvent plus jeunes, elles s’installent à leur compte ou rejoignent des structures alternatives, à l’image de Squair. Cette évolution leur permet d’accéder aux postes d’associés dans un cadre plus souple. Le télétravail joue un rôle déterminant dans cette dynamique : il offre une flexibilité précieuse et facilite la conciliation entre vie professionnelle et vie personnelle. Être associée lui permet de maîtriser son emploi du temps, de fixer ses priorités et de choisir son rythme de travail. Anaïs Ferré souligne aussi l’importance d’un cadre bienveillant et réaliste. Elle insiste sur la nécessité de se fixer des objectifs professionnels raisonnables, en cohérence avec l’équilibre personnel recherché. Pour elle, il ne faut pas hésiter à refuser certaines sollicitations si elles ne s’intègrent pas dans l’agenda ou ne correspondent pas à la vision que l’on a de son activité : « À force de vouloir être partout, on finit par être nulle part », résume-t-elle.
Bien sûr la maternité peut encore être perçue comme un handicap dans certaines structures. Notamment le congé maternité qui implique un retrait de plusieurs mois. « Les dossiers évoluent en votre absence, et à votre retour, un décalage peut s’être installé », reconnaît Anaïs Ferré. Mais elle veut faire preuve de pragmatisme. « Tout dépend aussi de la manière dont vous revenez dans la vie professionnelle. Pour ma part, la maternité m’a donné une énergie et une force incroyables », conclut-elle avec conviction.