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Affectio societatis – Chapitre 9

Par LA LETTRE DES JURISTES D'AFFAIRES

Voici le neuvième épisode, en accès libre, de notre nouvelle fiction, à retrouver chaque trimestre dans votre magazine, sur la vie quotidienne au sein du cabinet d’affaires parisien Saint-Ferdinand de la Popie, écrite par Floriane Bass, et illustrée par la talentueuse Maître Et Talons. 

Si vous avez manqué l’épisode précédent, la séance de rattrapage se déroule ici.

 

Le lundi 17  septembre, 20 h 30

La fête en l’honneur des nouveaux associés a été interrompue par le tweet d’Agnès Jardin des Échos sur la rumeur de la nomination de Matthieu au poste de co-managing partner du cabinet. Qui dit co-management dit fusion du cabinet français et du cabinet américain. L’information gardée confidentielle depuis deux mois ne va pas le rester longtemps.

Tout le monde est encore penché sur son portable comme fasciné par le tweet explosif quand Matthieu franchit la porte de la salle du cocktail avec un sourire provocateur. Caroline pousse du coude Paul.

– Ben regarde qui arrive juste au bon moment, lui chuchote-t-elle.

– Je vais le tuer !

– Ce n’est pas raisonnable. Comme dirait ton copain Audiard, « le flinguer, comme ça de sang-froid, sans être tout à fait de l’assassinat, y aurait quand même comme un cousinage ».

– Tu as raison, je vais aller faire ça dans un endroit plus discret.

Paul s’avance vers Matthieu, bien décidé à avoir une conversation sérieuse avec son cousin. Mais Matthieu prend la parole haut et fort de façon à ce que tout le monde l’entende.

– Qu’est-ce que vous avez tous à faire cette tête ? Faut pas croire toutes les rumeurs qui circulent sur les réseaux sociaux. Mais sur ce coup-là, on pourrait dire que Les Échos ont peut-être du flair. Ceci dit, rien n’est encore fait.

– Comme tu dis, rien n’est fait mais alors rien de rien, complète Paul, nerveusement.

Matthieu interroge tour à tour Kate, Jean et Paul du regard. Son essai de passage en force ne rencontre pas le succès qu’il escomptait. L’assemblée est sidérée par ce règlement de compte en direct. Contre toute attente, Paul va chercher une coupe de champagne à son cousin :

– Que le meilleur gagne, dit Paul en trinquant avec l’assemblée.

Kate s’approche et prend la parole à son tour. Elle s’esclaffe trop bruyamment pour que ce soit crédible une seconde.

– On se croirait dans une pièce de Molière ! L’esprit de compétition, j’adore. C’est tellement français ces disputes de famille.

Sur ordre de Jean, Christiane, la fidèle assistante, pousse son fauteuil roulant jusqu’à la scène jouée sous ses yeux. Un seul regard fait comprendre à Paul, Matthieu et Kate qu’il faut le suivre dans son bureau séance tenante. Enfin à l’abri des oreilles indiscrètes, le patriarche a les yeux qui sortent de la tête. Après son AVC et grâce aux nombreuses heures passées avec la meilleure orthophoniste de Paris, le patriarche arrive à s’exprimer à nouveau de façon assez intelligible pour asséner : « Ça suffit vos conneries, puisque vous n’êtes pas capables de vous mettre d’accord. C’est Kate qui va décider ! »

Je ne vais rien décider du tout. On va faire les choses dans les règles. Il y a 200 associés. C’est à eux que revient la décision. Et avec le tweet d’Agnès Jardin, on n’a plus le choix, le communiqué de presse sur la fusion doit sortir. On annoncera à cette occasion l’organisation du vote. En attendant, je vais tenir les rênes du cabinet.

On ne va pas faire voter tous les associés du monde entier ? C’est n’importe quoi ! se révolte Matthieu qui comprend que s’il est connu comme le loup blanc à Paris, personne ne sait qui il est dans les autres bureaux, contrairement à Paul qui a supervisé l’international pendant des années.

Il y a deux postes à pourvoir celui de co-managing partner mondial à mes côtés et celui de managing partner du bureau parisien. Pour le premier, les 200 votent, pour le second, on laisse les 40 basés à Paris décider. Pour la presse, il va falloir sortir du bois. On va demander à Agathe de nous organiser deux RDV : un avec Agnès Jardin des Échos et un avec Joséphine Prébelle de la LJA.

Joséphine Prébelle de la LJA ? Vraiment ? On ne va pas la mettre sur le même pied que Les Échos quand même ? tente Matthieu.

– Come on ! On lui doit bien cela, elle a été super clean sur l’embargo. C’est sans appel !

Le ton de Kate ne laisse aucune place à la contestation.

Le lundi 17 septembre, 23 h 30

Paul se demande si c’est une bonne idée de finir la soirée avec Caroline. Il décide de lui envoyer un SMS. Mais Caroline l’a devancé. « Ici, tout le monde se demande ce qui peut bien se passer dans le bureau de Jean après grande scène jouée devant nous. On fait des paris sur le premier corps qu’on va voir tomber de la fenêtre. Si tu veux rester tranquille et seul ce soir, je comprendrai très bien. Je pense à toi. Je t’embrasse très fort. » Paul sourit au texto tout en marchant dans la rue et répond : « Tu arrives à lire dans mes pensées. Presque inquiétant ! Merci. On se voit demain. Je t’embrasse plus fort encore. » Un coup de klaxon le sort de sa béatitude.

– Bien joué cousin ! l’interpelle Matthieu, le coude sur la portière de son cabriolet.

– De quoi tu parles ?

– Ben de cette histoire de faire voter les associés du monde entier. C’est du grand n’importe quoi. Est-ce que tu te la tapes ?

– De qui tu parles ?

– Pas de Christiane, ne me prends pas pour un con. Kate ? Est-ce que tu te la tapes ?

– Tu sais quoi, Matthieu ? Il y a deux catégories d’hommes : les bons à rien et les prêts à tout. Et il y en a qui cumulent les deux. Non, je ne me la tape pas comme tu le dis si élégamment. Je suis avec quelqu’un d’autre en ce moment.

– Waouh ! Le cousin est amoureux. Je la connais ? C’est quelqu’un au cabinet ?

– Ça ne te regarde pas !

– OK, ça veut dire qu’elle est au cabinet…

Matthieu accélère et part sur les chapeaux de roues sans laisser à Paul l’occasion de répondre. Caroline, Oscar et Pauline, descendus pour fumer une cigarette, n’ont pas perdu une miette du dialogue. Ils s’écrasent en pouffant contre le mur de l’immeuble pour éviter de se faire remarquer. Très mal à l’aise, Caroline réussit quand même à jouer le jeu.

Le mercredi 19 septembre, 12 h 30

C’est le jour des rencontres avec Les Échos et la LJA. Agathe a imaginé un scénario inédit. Elle a réussi à convaincre Kate, Jean, Paul et Matthieu de recevoir les deux journalistes en même temps. Mais plus fort encore, elle a persuadé Agnès Jardin et Joséphine Prébelle d’accepter cette interview commune sous forme de déjeuner sur le roof top de Strong & Right. Kate accueille tout ce petit monde sur la fameuse terrasse enviée par le tout-Paris.

– Bienvenue à vous deux, merci beaucoup d’avoir accepté ce format un peu décalé mais il fallait parer votre tweet de lundi dernier, chère Agnès et chère Joséphine, vous remercier pour votre silence : vous allez donc être à égalité sur cette exclusivité.

– Comme quoi le silence ne paie pas… Quand je pense que j’aurais pu tweeter il y a deux mois, on aurait gagné du temps, commente Joséphine amère.

Kate, Jean, Paul, Matthieu, Agathe, Agnès et Joséphine prennent place autour de la table.

Le discours est rodé. Chacun joue son rôle et tout le monde a bien appris son texte. Deux cabinets formidables qui vont n’en faire qu’un seul plus merveilleux encore, une amitié franco-américaine indéfectible et de longue date, une famille française soudée qui ne laisse rien paraître de ses guerres intestines. On entendrait presque les violons.

On évite la sacro-sainte indépendance française sacrifiée sur l’autel du dieu Dollar, les documents des clients de Saint-Fer qui vont partir sur les serveurs américains à portée de main du Department of Justice (DOJ) selon la légende urbaine colportée par les avocats français.

On explique en détail les modalités de l’élection programmée pour les sièges de celui de co-managing partner mondial et celui de managing partner du bureau parisien. Cela fait sourire Agnès et Joséphine.

Agnès ose un : « Donc, il y a deux lots en réalité ? », Joséphine poursuit : « Clairement, un gros et un de consolation. » Elles ont toutes les deux mis le doigt où ça fait mal.

On se quitte en croisant les doigts pour que les articles soient élogieux. Ça va paraître dans le numéro n° 1364 de la LJA de vendredi prochain, Agnès promet de publier le même jour. Pas avant.

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