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Une année riche en jurisprudence corporate M&A pour les praticiens

Par LA LETTRE DES JURISTES D'AFFAIRES / AFJE

Les experts de la commission corporate M&A de l’AFJE ont sélectionné dix jurisprudences marquantes de l’année 2022 et en proposent une analyse pratique. Les points de vigilance portent principalement sur les règles relatives à la vie et à l’organisation des sociétés. L’encadrement de la vie des sociétés

La clarification des relations mères-filles.

Le juge du Quai de l’Horloge a toujours eu pour ambition d’éclaircir les relations entre sociétés d’un même groupe. Il a consolidé sa jurisprudence en 2022 par deux arrêts importants. Par un arrêt du 9 novembre 2022 n° 20-22.063, la chambre commerciale de la Cour de cassation a réaffirmé le principe de l’indépendance des membres d’un groupe de sociétés. Elle rappelle cependant que, par exception, la société mère peut être tenue de répondre des dettes de sa filiale, en cas d’immixtion dans les relations contractuelles de cette dernière de nature à créer une apparence trompeuse propre à permettre au créancier de croire légitimement que la société mère s’est substituée à sa filiale dans l’exécution du contrat. En pratique, il ressort de cette décision que le paiement partiel de la dette d’une filiale ne suffit pas à lui seul à caractériser une immixtion de la société mère. Par un ar rêt du 21 juin 2022 n° 20-86.857, la chambre criminelle de la Cour de cassation a rappelé le principe selon lequel les personnes morales sont pénalement responsables des infractions commises pour leur compte par leurs organes ou représentants (art. 121-2, al. 1 du code pénal). Il est admis qu’un tel organe ou représentant puisse être une personne morale. En pratique, il ressort de cette décision qu’une société mère, présidente de sa filiale, peut voir sa responsabilité pénale engagée, à condition toutefois d’identifier explicitement l’organe ou le représentant ayant commis l’infraction.

L’extension des droits et devoirs des personnes morales.

Une tendance à l’accroissement des droits et devoirs des personnes morales se dégage en droit privé. Deux arrêts importants de 2022 illustrent ce mouvement. Par un arrêt du 7 octobre 2022 n° 443826 dit « Anticor », le Conseil d’État a confirmé que la protection de la vie privée s’étend aux personnes morales de droit privé. Reconnaître le droit au respect de la vie privée des personnes morales, c’est aussi respecter les libertés des personnes physiques qui en sont membres. En conséquence, la communication par l’administration des documents des personnes privées est protégée par le secret des affaires, contrairement à celle des personnes morales de droit public qui est, en principe, de droit. Il est à noter que la Cour de cassation, se fondant sur l’article 9 du code civil, adopte une position opposée en la matière, en refusant de reconnaître un droit à la vie privée aux personnes morales. En pratique, il ressort de cette décision qu’à défaut de perception de subventions publiques ou de dispositions législatives le prévoyant, les comptes d’une fondation d’entreprise ne sont pas communicables à des tiers.

Par un arrêt du 13 avril 2022 n° 21-80.653, la chambre criminelle de la Cour de cassation a réaffirmé sa jurisprudence du 25 novembre 2020 selon laquelle, dans le cas de la fusion-absorption d’une société par une autre, la société absorbante pouvait voir sa responsabilité pénale engagée pour des faits constitutifs d’une infraction commise par la société absorbée avant l’opération, dans les hypothèses suivantes :

▪ lorsque les sociétés concernées sont des SA, des SAS ou des SCA et que l’opération de fusion-absorption est réalisée postérieurement au 25 novembre 2020 ;

▪ lorsque les sociétés qui réalisent l’opération de fusion-absorption ont pour seul objectif de faire échec aux poursuites pénales à l’encontre de la société absorbée, en fraude à la loi. Depuis sa décision de 2022, la Cour de cassation impose aux juges du fond de contrôler l’existence d’une fraude à la loi affectant l’opération de fusion-absorption lorsque cette dernière a lieu avant le 25 novembre 2020, afin de déterminer la loi pénale applicable au litige.

En pratique, dans le cadre de projets de fusion-acquisition, l’acheteur peut désormais voir sa responsabilité pénale engagée du fait d’infraction commise par la société cible, quand bien même elle aurait été commise avant l’acquisition par l’acheteur. Il est dès lors déterminant de procéder à un audit pénal de la société absorbée en amont de l’opération. L’année 2022 a été riche d’éclaircissement quant aux relations qu’entretiennent les sociétés commerciales au sein d’un groupe, dans leurs rapports avec l’administration, et visà- vis de sociétés objets d’une fusion-absorption. Les juges suprêmes ont accompagné leur approche libérale en réaffirmant les préceptes d’organisation des sociétés.

Le principe de prévalence des statuts.

Les statuts sont à la société ce que la Constitution est à l’État. Cette affirmation est d’autant plus vraie pour la société par actions simplifiée (SAS) dont la liberté statutaire confère une grande souplesse. Par trois arrêts importants, la Cour de cassation a réaffirmé le principe fondamental de prévalence des statuts dans l’articulation des règles relatives à l’organisation des SAS. Par un arrêt du 12 octobre 2022 n° 21-15.382, la chambre commerciale de la Cour de cassation a rappelé que les statuts de SAS fixent les conditions dans lesquelles la société est dirigée, telles que les modalités de révocation de son directeur général. En pratique, les statuts d’une SAS prévoyant une révocation ad nutum sans indemnités, prévalent sur un acte extrastatutaire (même établi postérieurement aux statuts) qui stipulerait une telle indemnité. Il ressort d’une telle décision que si les actes extrastatutaires peuvent compléter les statuts, ils ne peuvent en aucun cas y déroger. Par un arrêt du 9 mars 2022 n° 19-25.795, la chambre commerciale de la Cour de cassation vient préciser, au-delà de la référence à la primauté des statuts, que l’exigence d’un juste motif en cas de révocation ne peut trouver sa source que dans la loi ou dans les statuts, mais en aucun cas dans le silence des statuts. En pratique, il ressort de cette décision que le directeur général d’une SAS peut être révoqué sans qu’il soit nécessaire de justifier d’un juste motif, dès lors que les statuts ne subordonnent pas la révocation du dirigeant à une telle condition. Par un arrêt du 25 mai 2022 n° 20-21.460, la chambre commerciale de la Cour de cassation a rappelé que la mention d’un directeur général sur le Kbis ne suffit pas à démontrer qu’il détient les pouvoirs de représentation à l’égard des tiers. Elle précise qu’il convient de vérifier dans les statuts si un tel pouvoir lui est conféré. En pratique, il ressort de cette décision que le Kbis d’une SAS ne prouve pas que son directeur général peut la représenter à l’égard des tiers de sorte qu’il est nécessaire d’être minutieux dans la rédaction des statuts, en particulier pour les SAS.

L’encadrement des modalités de prise de décisions collectives.

Les modalités de prise de décision collective en société ont fait l’objet de précisions jurisprudentielles. Par un arrêt du 19 janvier 2022 n° 19-12.696, la chambre commerciale de la Cour de cassation a précisé que « les résolutions [d’une société par actions simplifiée] ne peuvent être adoptées par un nombre de voix inférieur à la majorité simple des votes exprimés ». Ainsi, les décisions collectives au sein d’une SAS ne sauraient être adoptées par une minorité d’associés. En pratique, il faut relever que dans l’hypothèse où il serait effectivement envisagé de conférer dans certains domaines une voix prépondérante au profit d’un ou plusieurs associés ne détenant qu’une fraction minoritaire du capital, il conviendra d’avoir plutôt recours au mécanisme des actions à droit de vote multiple par préférence aux clauses de minorité qualifiée, désormais proscrites. Par un arrêt du 5 janvier 2022 n° 20-17428, la troisième chambre civile de la Cour de cassation a précisé la notion d’unanimité des associés. Elle a indiqué que l’unanimité des associés ne se limite pas aux associés présents ou représentés mais vise la totalité des associés. Par un arrêt du 16 février 2022, n° 20-15.164, la troisième chambre civile de la Cour de cassation a affirmé pour première fois que l’usufruitier n’a pas la qualité d’associé. Elle reconnaît cependant la possibilité à l’usufruitier d’exercer une prérogative d’associé, si cette dernière est « susceptible d’avoir une incidence directe sur son droit de jouissance » des parts sociales. En pratique, il conviendra, par prudence, de préciser dans les statuts ou dans la convention d’usufruit, les questions ayant une incidence directe sur le droit de jouissance de l’usufruitier.

Pour cette première collaboration, ce sont les experts de la commission corporate M&A de l’association qui ont mis la main à la pâte : avec Joséphine Kinavuidi (juriste corporate M&A chez Groupama), Rémi Fréon (general counsel de Deezer), Sophie Queylat (responsable juridique corporate au sein du Groupe Rocher), Pierre-Louis Lucas (juriste en fusion-acquisition au sein du groupe Oui Care), Thalie Benveniste (directrice juridique corporate governance and M&A au sein du groupe Questel), Oren-Andrew Pouhe (juriste corporate & restructuring chez BNP Paribas), et Julie Brial-Desportes (directrice juridique adjointe du Groupe CEVA Logistics). J