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Quelles zones de respect dans le monde virtuel ?

Jeudi 2 juin dernier, l’organisation non gouvernementale (ONG) Respect Zone, en partenariat avec la LJA, Linklaters, August Debouzy, Havas Legal & Litigation et l’université Paris II, ont organisé, au Panthéon, la première édition des Ateliers pratiques de la cyber-éthique, une réflexion juridique autour des règles qui devraient encadrer les outils numériques. Des professeurs de droit, des experts des nouvelles technologies et des acteurs du monde économique ont ainsi pu échanger au cours de deux ateliers, l’un consacré à la gestion de la cyber-crise sur les réseaux sociaux et l’autre à l’e-réputation à l’aube du métavers. Synthèse des débats.

C’est Jérôme Benzimra- Hazan, professeur et secrétaire général du Centre de recherche sur les droits de l’Homme et le droit humanitaire (CRDH), qui a introduit ces premiers Ateliers pratiques de la cyber-éthique. Accueillant les participants dans l’amphithéâtre de l’université, « lieu de calme et de sérénité », en opposition, selon lui avec la frénésie numérique, il a dressé un tableau bien noir de la société virtuelle, dans laquelle il est plus facile de continuer à avancer que prendre du recul, et qu’il considère être d’une extrême violence. « Sur la toile, on ne cesse de s’assassiner les uns les autres », déplore-t-il. Et parce qu’il est considéré comme un lieu de liberté totale, la régulation de cet espace n’est pas évidente, dans un contexte ou la technologie est bien plus rapide que la réaction juridique.

Jean-Marie Cavada, président de l’Institut pour la protection des droits numériques, a constaté, à l’unisson, que le galop technologique a tant fasciné la société que, bouche bée sur le bord de la route, nous avons oublié qu’il s’agissait de simples outils technologiques. « Le numérique nous a tellement émerveillés que nous avons oublié de le réguler », indique-t-il. Mais la prise de conscience commence et, selon le mot de Stefan Zweig, « L’histoire nous ressert toujours les mêmes plats », la société appréhende désormais le risque totalitaire lié à ces nouvelles technologies. « Nous ne voulons pas que les démocraties soient détruites par ces outils, ni devenir les smartphones de nos smartphones, ou les ordinateurs de nos ordinateurs », a ajouté le président de l’Institut pour la protection des droits numériques. Philippe Coen, président de l’ONG Respect Zone, a rappelé quant à lui qu’étymologiquement, le mot respect signifie « regarder en arrière », démarche qui sera faite au cours des débats.

Un encadrement du cyber-espace

Le premier panel débattait de la gestion des crises sur les réseaux sociaux. C’est Éric Garandeau, directeur des relations institutionnelles et affaires publiques France de la plateforme TikTok, qui a débuté le débat, rappelant en écho à la citation de Zweig précitée, que les critiques formulées par les penseurs du début du XXe siècle à l’égard du cinématographe se retrouvaient dans celles prononcées aujourd’hui contre les réseaux sociaux. Certaines questions, certaines réflexions, ne sont donc pas nouvelles. Giuseppe de Martino, co-fondateur du média en ligne Loopsider, a souligné que ces outils numériques n’étaient, au fond, que ce que nous en faisions. Pour sa part, aux côtés de ses associés, il a fait le pari de tirer vers le haut ces nouvelles manières d’accéder à l’information. Il a ensuite dressé le panorama des réseaux sociaux, chacun adapté à une manière de s’informer et alerté du danger que représentent les restrictions d’accès aux données, parfois verrouillées par certains opérateurs. Jean-Philippe Gille, président de l’Association française des juristes d’entreprise (AFJE) a rappelé le caractère éphémère et parfois futile des réseaux sociaux en évoquant la désormais célèbre chanson de Stromae, intitulée Carmen, sur le sujet.

Il a néanmoins souligné que la présence des réseaux sociaux est un enjeu important pour les entreprises en termes de débouchés de ressources et de communication. Mais, selon lui, les entreprises n’appréhendent pas encore les questions de souveraineté économique inhérentes, alors qu’elles peuvent être la cible de cyber-guerres. Sonia Cissé, associée du cabinet Linklaters, a ensuite souligné que les infractions sur les réseaux sociaux qui intéressent les entreprises sont essentiellement celles de dénonciation calomnieuse, de diffamation publique et d’injure ainsi que, dans une moindre mesure, la diffusion de fausses nouvelles. Pour prévenir ces infractions, lorsqu’elles émanent de leurs propres salariés, la sensibilisation et l’éducation sont cruciales, la plupart des personnes minimisant l’impact et le périmètre de diffusion d’un message posté dans un mouvement d’humeur mettant en cause leur employeur. La mise en place de chartes ne suffit pas, il faut impliquer les employés, les éduquer. « L’entreprise ne doit pas hésiter à punir et à poursuivre en justice les contrevenants », conseille l’associée de Linklaters. Jean-Philippe Gille a, à son tour, observé que cette mission d’éducation des salariés – pas toujours évidente – fait sortir l’entreprise de son rôle traditionnel, consistant à générer du profit, et que cette mission ne peut être accomplie qu’avec l’appui d’organisation désintéressées, telles que l’ONG Respect Zone. Il serait en effet hasardeux et risqué de laisser uniquement la main aux seuls acteurs privés, tant la tentation totalitaire déjà évoquée est grande. Les panélistes ont toutefois relevé que l’Europe, terre de défense des libertés individuelles, s’était emparée du sujet, notamment avec le RGPD, que Jean-Philippe Gille considère comme un acte fondateur majeur de la régulation de la société numérique.

E-réputation et métavers

S’est ensuite tenu le second atelier portant sur l’e-réputation à l’aube du métavers. C’est Stéphanie Prunier, partner d’Havas Paris et responsable d’Havas Legal & Litigation, qui a ouvert le bal, soulignant que les sociétés ont aujourd’hui un véritable intérêt à faire leur entrée dans le métavers. « Il s’agit d’un marqueur de modernité pour les entreprises, qui vont être poussées par les communicants à s’y implanter, souligne-t-elle. Le métavers offrira de nombreuses expériences client, permettant d’attirer et de fidéliser la clientèle, et la possibilité de faire progresser le chiffre d’affaires des marques. Les directeurs juridiques vont devoir faire face à cette pression, tout en restant vigilants sur la manière d’y faire leur apparition et les garde-fous à mettre en place le cas échéant ».

Stéphanie Prunier a ensuite rappelé le risque réputationnel inhérent à cette nouvelle technologie : « Il est difficile, pour un communiquant, dont le rôle est de protéger la réputation de ses clients, de leur conseiller de faire leur entrée sur certaines plateformes, alors que la réglementation de la plupart d’entre elles est encore extrêmement légère, expliquet- elle. Les juristes ne seront pas les seuls à devoir examiner à la loupe les différentes réglementations, notamment les conditions générales de vente : les communicants devront le faire aussi pour savoir quelles plateformes correspondent aux valeurs que veulent porter leurs clients de manière à les conseiller au mieux quant à leur présence dans le métavers ». S’est ensuite posée la question de la régulation du métavers, et notamment des nouvelles infractions posées par cette technologie. Concernant les violences dans le métavers par exemple, les règles protectrices des individus vont-elles s’appliquer aux avatars ? Quelle sera la sanction de la personne morale se cachant derrière l’avatar ? Jean-Luc Chetrit, directeur général de l’Union des marques, rappelle que « le métavers n’a commencé à réellement intéresser les marques que durant la seconde moitié de l’année 2021 et que, quelques mois plus tard, alors qu’il en est toujours qu’à ses prémices, il est déjà perçu comme un phénomène majeur qui va disrupter l’ensemble de leurs mécanismes de communication ». Et celui-ci de pencher en faveur d’une autorégulation nationale et internationale du métavers par les entreprises utilisatrices, de concert avec les acteurs qui développent leur plateforme. L’évolution du métavers est trop rapide, à ses yeux, pour se tourner dès à présent vers l’adoption d’une loi spécifique au sujet.

Un avis non partagé par Basile Ader, associé du cabinet August Debouzy et ancien vice-bâtonnier du barreau de Paris, pour qui la loi est la seule à pouvoir réguler ce nouvel espace : la plupart des textes législatifs et réglementaires existants pourront facilement être adaptés au développement du métavers, notamment ceux liés à la responsabilité. Les crimes et agressions physiques ou morales (sexuelles, harcèlement, etc.) ayant trait à l’avatar seront passibles de sanctions légales comme dans le monde réel et sûrement sévèrement punis, bien qu’il ne puisse s’agir que d’un préjudice moral. Quant aux questions relatives au droit de la presse (droit à l’image, diffamation, etc.), les textes actuels auront aussi vocation à s’appliquer. « La blockchain donnera accès à une mine d’or d’éléments probatoires et les utilisateurs devront être conscients qu’on saura exactement qui a fait quoi et qu’on aura des informations les plus intimes sur leurs aspirations. Cela étant terriblement intrusif, faut-il ajouter des garanties à ce sujet dans le RGPD ? », s’interroge Basile Ader. L’avocat donne ensuite quelques pistes sur le flou juridique induit par cette technologie : il considère que les citoyens français accédant au métavers depuis notre pays verront la loi française applicable et pourront de fait saisir le juge français en cas de litige. Nos avatars feront sûrement l’objet d’usurpations d’identité, donc les intermédiaires devront être responsables de l’identification des personnes physiques et révéler leur identité en cas de sollicitation des juges. Enfin, Anton’Maria Battesti, directeur des affaires publiques France de Meta, a rappelé que la discussion de cet atelier porte autour du métavers en tant que réalité virtuelle, dont la technologie est connue de tous, mais qu’il inclura également d’ici peu la réalité augmentée.

À titre d’exemple, demain, un étudiant pourra être dans un amphithéâtre et écouter le cours de son professeur présent sous forme holographique. « Si la réalité augmentée va elle-aussi entraîner des questions juridiques inédites, on peut tout de même capitaliser sur tous les instruments juridiques que l’on connaît dans le domaine du numérique, tant pour s’y adapter qu’en tirer certaines leçons », indique-t-il. Le directeur des affaires publiques France de Meta précise ne pas être en faveur d’une régulation de l’expression dans le métavers. « On ne nous demande pas de réguler une conversation dans le monde réel, donc il serait absurde de le faire dans le métavers où l’oral sera dominant sur l’écrit, indique-t-il. J’opte plutôt en faveur d’une régulation du rapport à l’autre, avec la possibilité de se tenir à distance d’une personne, via le blocage de son avatar par exemple ». Philippe Coen a conclu cet atelier en annonçant que l’ONG Respect Zone lance une étude portant sur « comment rêver le respect dans le métavers », qui s’appuiera sur des sondages réalisés sur les réseaux sociaux. Le rapport sera rendu le 14 février 2023.