Peut-on enrichir la Justice sans appauvrir le droit ?
Instaurée à titre expérimental depuis le 1er janvier 2025, la contribution à la justice économique (CJE), payable par les entreprises lors de la saisine des 12 tribunaux des affaires économiques (TAE) est une mesure issue des États généraux de la Justice. Instaurée pour participer au financement du service public de la justice, lutter contre les recours abusifs et dilatoires et dans le but de responsabiliser les parties et favoriser les règlements amiables des différends, vise-t-elle toutefois juste ? Le point de vue d’Hortense de Roux, associée en contentieux au sein du cabinet Ashurst.
Cette CJE est-elle pertinente ?
Plusieurs points relatifs à cette réforme sont troublants et me paraissent contreproductifs. L’un des objectifs de cette contribution est la lutte contre les recours abusifs. Il existe d’ores et déjà un biais, puisque, au regard des seuils de chiffre d’affaires et de nombre de salariés qui déclenchent le paiement de la CJE [voir encadré], on semble partir du principe que ce seraient les grandes entreprises qui seraient responsables de ces recours abusifs. Cela paraît très étonnant et réducteur au regard du rôle des contentieux complexes dans la puissance créatrice de droit qu’est la jurisprudence. Il ne faut, bien sûr, pas faire de généralités et qui dit grandes entreprises ne dit pas forcément contentieux plus intéressant, mais il est difficile de croire que la résolution des litiges les plus importants et les plus complexes, c’est-à-dire ceux-là même pour lesquels ce sont souvent les grandes entreprises qui sollicitent la justice, ne ferait pas avancer le droit. Je ne suis pas convaincue que ce soient ces dossiers complexes et inédits qui encombrent les tribunaux mais plutôt des contentieux moins importants en termes d’enjeux financiers, présentant une récurrence et un caractère répétitif qui pourraient plus facilement trouver une issue via un règlement amiable. Selon moi, on s’attaque au mauvais côté du problème, car le contentieux visé n’est pas celui que l’on veut dissuader avec cette taxe.
Quels sont les autres problèmes posés par la CJE ?
Cette contribution a été présentée comme instaurée pour responsabiliser les demandeurs, mais en réalité, même si rien n’est précisé dans le décret d’application, la loi indique bien qu’elle doit être traitée comme les dépens. Il n’est pas encore entré dans les esprits qu’elle peut alourdir la condamnation mais en réalité, ce sera le plus souvent – sauf décision contraire de la juridiction qui pourra répartir les dépens – le défendeur qui sera condamné à rembourser la contribution que le demandeur aura versée. Ce qui va à l’encontre de la philosophie de «faire payer les grandes entreprises» car le poids économique du demandeur pèsera in fine sur le défendeur et ce bien que ce dernier ne soit pas assujetti au regard des seuils. Il y a aussi un problème lié à la proportionnalité de la taxe au litige et au moment où est évaluée l’assiette de cette base, puisque ce sont les demandes initiales qui fixent cette assiette. Dès lors, de nombreuses stratégies de contournement existent. Quid des demandes reconventionnelles ou d’une demande à 1€ à parfaire, par exemple ?
Cette contribution était également présentée comme destinée à renflouer les caisses
de la Justice. Qu’en est-il ?
La CJE a été affectée au budget général de l’État, donc bénéficie-t-elle vraiment aux TAE ou à l’institution judiciaire ? Il n’y a, en réalité, aucune garantie que cette contribution améliore le service public de la justice. En outre, fallait-il taxer uniquement le contentieux devant les TAE alors que les juges consulaires sont bénévoles et que le contentieux devant les tribunaux judiciaires sont majoritaires ? La contribution est pour le moment expérimentale, on ne sait absolument pas quel sera son rendement puisque l’on ignore le volume global des contentieux en France qui seront concernés…Il n’y a pas eu d’étude d’impact.
En outre, les entreprises doivent fournir nombre de documents pour justifier des différents seuils d’application de la taxe et il y aurait eu des erreurs non seulement sur celui-ci mais également sur le taux de contribution applicable, qui varie de 3 à 5 % du montant du litige en jeu. Sur ce dernier point, on s’étonnera de pourcentages aussi élevés alors qu’en Allemagne, une contribution similaire s’élève à 0,4 % du litige seulement.
Quels sont les risques de la pérennisation
de cette contribution ?
Il existe un risque de voir les entreprises se détourner de la justice étatique au profit de l’arbitrage, ce qui pourrait poser un problème, comme je l’ai dit, d’appauvrissement du corpus et nous priver d’une source de droit.
Il a été annoncé que la contribution s’élève, en moyenne à 10 000 €. Cependant mon expérience démontre que la contribution atteint très rapidement des montants proches de 50 à 75 000 €, même pour des procédures «simples» comme un référé provision par exemple. Un montant qui n’est pas anecdotique et qui crée une rupture d’égalité inacceptable. La mise en place d’une taxe forfaitaire s’imposant à tout demandeur, devant toutes les juridictions, serait plus égalitaire, d’une plus grande ampleur et paraîtrait donc plus alignée avec les objectifs annoncés. T
Anne Portmann