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Nouvelles lignes directrices du DoJ

Par Anne Portmann

Le DoJ a récemment apporté des modifications à ses lignes directrices par deux documents, le « Corporate Enforcement Policy » ou CEP, publié le 17 janvier 2023 et l’« Evaluation for Corporate Compliance Programs » (ECCP), du 3 mars dernier. Le cabinet Paul Hastings a organisé, le 21 mars, une table ronde pour faire le point. Nicola Bonucci, associé et Peter Axelrod, of counsel et ancien magistrat de liaison du DoJ à Paris entre 2014 et 2019, ont répondu aux questions de la LJA.

Quels changements importants dans les lignes directrices du DoJ ces documents introduisent-ils ?

Peter Axelrod : Le CEP a codifié la politique du DoJ selon laquelle, en l’absence de facteurs aggravants, il peut y avoir une dispense de poursuites lorsque l’entreprise se présente spontanément, coopère pleinement, prend des mesures correctives appropriées et en temps voulu et paie toutes les indemnités, confiscations et restitutions découlant de sa mauvaise conduite. Mais le document de janvier renforce cette politique de divulgation volontaire et d’autodénonciation et permet une dispense de poursuites même en cas de circonstances aggravantes. Par exemple, une personne morale qui a déjà eu des problèmes qui ont conduit à un Deferred Prosecution Agreement (DPA) pourrait en bénéficier. Il y a bien sûr des conditions à respecter, comme la divulgation immédiate du problème, et une forme de coopération que le document qualifie d’« extraordinaire ». Les termes ne sont pas réellement définis, mais il faut comprendre que le facteur temporel est crucial, avec une notion d’immédiateté, et que la collaboration doit être continue. Le DoJ s’attend à ce que l’entreprise soit proactive, qu’elle fournisse des éléments de preuve, des témoins et autres preuves tangibles de coopération.

L’Assistant Attorney General de la division pénale du DoJ, qui est l’équivalent fonctionnel du directeur de la DACG au ministère de la Justice, a indiqué récemment que la coopération extraordinaire inclut les concepts d’immédiateté, de cohérence, de degré et d’impact. Nicola Bonucci : Pour résumer ces nouvelles lignes directrices, on peut dire que le bénéfice du traitement favorable peut aller jusqu’à l’absence totale de poursuites, dans la mesure où l’entreprise démontre qu’elle a pris la mesure de la situation. Le DoJ va également examiner la façon dont les entreprises traitent les individus qui ont pris part au processus qui pose problème. Peter Axelrod : Les nouvelles lignes directrices insistent particulièrement sur le fait que les entreprises doivent devancer les éventuelles poursuites des autorités. Elles définissent de manière assez précise l’avantage qu’elles peuvent en tirer, à savoir une réduction substantielle, entre 50 et 75 % de la peine encourue. L’objectif est de favoriser la prise de conscience par les entreprises de leurs pratiques non conformes et du fait qu’elles peuvent régler la question avantageusement en allant voir le DoJ. Nicola Bonucci. : Ces nouvelles lignes directrices insistent également sur l’importance de l’« individual accountability », et sur le fait que l’entreprise doit prendre des mesures, en interne, pour identifier et sanctionner les comportements individuels qui ne seraient pas conformes. Elles contiennent des incitations pour les entreprises, à prévoir pour l’employeur, la faculté de revenir sur certains avantages financiers contenus dans le contrat de travail, comme des éléments de salaires, des primes, des stock-options, etc. Le document du 3 mars 2023 prévoit d’ailleurs un programme pilote triennal qui vise à récompenser les entreprises qui développent des solutions pour inciter à une meilleure conformité par le biais de leurs systèmes de rémunération, y compris l’utilisation de politiques de récupération des avantages octroyés aux salariés. Dans quelle mesure ces nouvelles lignes directrices s’articulent-elles avec l’ordre public français ? Nicola Bonucci : Évidemment, pour ces dernières mesures, se pose en France le problème de la compatibilité à l’ordre public français, notamment par rapport à la force obligatoire des contrats. Mais l’existence de ce système de récupération des avantages octroyés à des salariés qui se sont mal comportés est un élément d’appréciation du caractère coopératif de l’entreprise. Peter Axelrod : Le DoJ reconnaît d’ailleurs que ces mesures, qui sont prises en compte pour apprécier la qualité de la coopération peuvent être limitées par le droit local. Il y a une forme d’ouverture sur ce point. Il faut cependant attendre d’avoir un peu de recul pour voir comment, concrètement, le DoJ va apprécier ces limitations. Nicola Bonucci : Il n’en reste pas moins que pour toute entreprise étrangère opérant sur le territoire américain ou ayant des liens juridictionnels avec les US, ce paramètre doit être pris en compte et qu’il serait sage qu’elle présume une compatibilité entre les différentes exigences. Si l’entreprise ne démontre pas qu’elle a eu la volonté de mettre en place un système disciplinaire efficace, ou une politique interne qui tient compte de ces questions, cela ne lui sera pas favorable. Lorsque les guidelines sont sorties, nous avons d’ailleurs travaillé avec les associés du cabinet spécialisés en droit du travail pour essayer de voir quelle politique générale pouvait être proposée aux entreprises internationales sur ce point.

Outre ce système de sanctions des salariés, l’incitation à la mise en place d’une politique relative aux échanges électroniques au sein de l’entreprise peut également poser problème…

Peter Axelrod : C’est la même problématique de la compatibilité avec la loi locale. Le recueil de preuves électroniques peut être un élément du programme de mise en conformité de l’entreprise et peut poser un problème relatif au respect du droit à la vie privée des salariés. La possibilité pour l’entreprise de garder et de stocker les données relatives aux échanges dans l’entreprise est aussi entravée par l’existence de messageries de type WhatsApp ou Signal, installées sur les smartphones personnels des collaborateurs. Les échanges qui posent des problèmes peuvent facilement avoir lieu hors du système qui est sous le contrôle de l’entreprise. Les nouvelles lignes directrices du DoJ incitent à mettre en place une politique interne vis-à-vis de ces outils, mais on atteint ici les limites du droit. Nicola Bonucci. : Les entreprises sont prises en étau entre deux exigences contradictoires, d’une part la nécessité de lutter contre la corruption et d’autre part le respect des droits individuels de chacun. Elles doivent prendre des mesures pour essayer de contrôler les échanges, comme limiter le recours aux messageries instantanées, ou mettre en place une politique très cadrée de « Bring Your Own Device » (BYOD) pour tenter de maîtriser et de contrôler les échanges. Mais quel que soit le nombre de règles mises en place au sein de l’entreprise, celle-ci ne pourra pas avoir accès au téléphone privé des collaborateurs. Peter Axelrod : Le problème fondamental est qu’il y a toujours un moyen de contourner ces règles pour faire quelque chose d’illicite. Dans ce contexte il appartient à l’entreprise de démontrer la prise de conscience de la question et la mise en place d’une politique claire.

De même, comment l’incitation à l’autodénonciation s’articule-t-elle avec le droit de ne pas s’autoincriminer ?

Nicola Bonucci : Le droit de procéder à une révélation spontanée relève d’un choix de l’entreprise. Il lui appartient d’évaluer quels sont les risques et de faire la balance. On peut cependant noter que le système de poursuites américain présente une grande flexibilité et offre un vaste choix de procédures entre le DPA, le Non-Prosecution Agreement, la Declination with disgorgement, etc. La France a bien introduit la CJIP mais le PNF ne dispose pas de la même palette d’options que la DoJ. Peter Axelrod : C’est une question d’acculturation. Les entreprises doivent admettre qu’il existe une forme de souplesse de l’Autorité qui s’adapte aux choix qu’elles feront de devancer ou non les poursuites. Nicola Bonucci : En effet, chaque entreprise fait son choix, mais cela devient délicat. La direction générale que prend la conformité est celle de l’incitation à la coopération et à la fourniture d’informations sur les individus qui font l’objet d’une enquête interne. Cela risque de renforcer une tension entre les intérêts de l’entreprise et ceux des individus qui opèrent en son sein.

L’absence de traitement du sort des personnes physiques en droit français pourrait-elle inciter les dirigeants à faire le choix de négocier avec le DoJ américain plutôt qu’avec le PNF ?

Peter Axelrod Les entreprises un peu sophistiquées sont de toute façon susceptibles d’être contrôlées par de multiples autorités qui communiquent entre elles et coopèrent. Les entreprises doivent bien réfléchir aux conséquences de faire appel à une autorité plutôt qu’à une autre. Nicola Bonucci : Il est difficile de répondre à ce type de question. Il est vrai qu’en France il n’existe pas de solution satisfaisante pour régler la situation des personnes physiques, mais la même dichotomie problématique existe aux USA ou au Royaume-Uni. En tout état de cause cette idée de « forum shopping » de la justice négociée ne semble plus être pertinente aujourd’hui au regard de la coopération forte qui existe entre les différentes autorités et me paraît relever d’une forme de calcul assez maladroit.