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Les procédures-bâillon au coeur du débat judiciaire français

Par Jeanne Disset

Dans une affaire récente jugée en référé par le tribunal de commerce de Nanterre, la procédure-bâillon a été au coeur du débat judiciaire. Elle a également été évoquée lors d’une réunion du comité stratégique avocats de Lefebvre Dalloz, organisée avec la Délégation des Barreaux de France. Explications.

C’est une vraie claque qu’a ressenti Laurent Neyret quand il s’est retrouvé devant le tribunal à la suite de la publication d’un de ses articles. Exercice somme toute banal pour un professeur de droit : publier un commentaire d’arrêt dans une revue juridique. Se retrouver au tribunal pour avoir fait son travail n’est pas commun. Professeur, il créé de la doctrine et le devoir de critique fait partie intégrante de sa mission. Et le voilà accusé de diffamation ! L’histoire se termine bien, il a été relaxé. Mais les questions demeurent et, cinq ans après, l’émotion toujours là. L’acronyme SLAPP pour Strategic Lawsuit Against Public Participation est généralisé dans les pays anglophones. Le mot s’est rapidement imposé, car en anglais, slap signifie gifle. Exactement ce qu’a ressenti le professeur Neyret. Au Canada, on parle aussi de BIPP pour bâillon imposé à la parole publique, renvoyant à l’onomatopée bip qui suggère la censure dans les médias audiovisuels. En France, c’est l’expression procédure- bâillon qui s’est imposée.

Une volonté unanime de protection

Lors d’une réunion du comité stratégique avocats de Lefebvre Dalloz, organisée avec la Délégation des Barreaux de France, Laurent Pettiti, président de la DBF, Laurent Neyret, professeur ayant donc subi une telle procédure, Sophie Chaigneau, conseillère justice civile à la Représentation permanente de la France auprès de l’Union Européenne, Christina Kruger, avocate membre de la délégation française au CCBE, et Patrick Lefas, président de Transparency France, ont décrypté cette question des droits fondamentaux dans la lutte contre l’intimidation judiciaire. Car en avril dernier, la Commission européenne a fait une proposition de directive anti-SLAPP, complétée par une recommandation à l’attention des États membres, pour lutter contre ces procédures abusives. Le Conseil de l’Europe n’est pas en reste, allant plus loin sur certains points, et précisant des faisceaux d’indicateurs pour identifier ces procédures. En 2023-2024, une législation européenne devrait donc voir le jour, visant à éviter les procédures abusives faisant pression sur les lanceurs d’alertes, les journalistes, les avocats, les académiques, les militants, les activistes, les défenseurs des droits humains… En fait, toute personne participant au débat public qui tente d’alerter l’opinion publique sur un sujet d’intérêt général pourra se prévaloir de cette directive et de sa transposition. Le projet de texte impose aux États membres de prévoir des garanties contre ces procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives, afin que les juridictions puissent adopter une décision rapide de rejet avec un renversement de la charge de la preuve. De plus, si la procédure est manifestement infondée, l’entière réparation du préjudice pourrait être demandée par la personne visée. Le texte se contente de viser les procédures civiles et commerciales pour des affaires transfrontières, laissant de côté la matière pénale. Or, en France, force est de constater que les actions en diffamation et en dénigrement sont souvent utilisées comme procédure-bâillon. Le Conseil de l’Europe semble vouloir aller plus loin sur ce point, et fort de sa mission d’informer, il compte accompagner les États sur leur analyse législative. On note déjà une certaine unanimité des institutions et des États sur ces projets de texte.

L’affaire Altice-Reflets au coeur du débat

L’actualité récente permet de prendre la mesure des implications de ce débat Le 6 octobre, le tribunal de commerce de Nanterre a rendu une décision, en référé, dans un litige opposant la société Altice au journal en ligne Reflets. Le groupe de Patrick Drahi demandait le retrait d’articles antérieurement diffusés et l’interdiction pour le média de publier de nouvelles informations susceptibles de porter atteinte au secret des affaires, notamment en ce qu’elles contiennent des projets de fusions-acquisitions, des sujets de propriété intellectuelle, etc. En retour, le média a crié à la censure et à la procédure-bâillon. Si le juge n’a pas demandé le retrait des articles déjà publiés, et qu’il renvoie au fond pour discuter des atteintes possibles aux libertés fondamentales, il a pourtant interdit de nouvelles publications. Et pour ce faire, il ne retient pas l’atteinte au secret des affaires, mais il se base sur le trouble manifestement illicite et le dommage imminent si de nouvelles publications ont lieu. « Cette volonté affirmée de poursuivre les publications d’informations obtenues frauduleusement par un tiers, fait peser une menace sur les sociétés du groupe face à l’incertitude du contenu des parutions à venir qui pourraient révéler des informations relevant du secret des affaires. Cette menace peut être qualifiée de dommage imminent », a précisé le juge du commerce. La presse s’est depuis déchainée sur cette décision. Mais c’est le contexte qui l’éclaire : la publication de ces articles n’a été possible que parce que le média a récupéré des informations via un piratage des données de l’entreprise. Il n’a pas commis d’intrusion dans le système informatique de l’entreprise, des hackers avaient au préalable piraté le système informatique de la société, récupéré des données et demandé une rançon. Comme la société refusait de payer, ils ont publié sur le dark web 25% des données, que le journal en ligne a utilisées dans le cadre d’une plus vaste enquête qu’il mène sur l’entreprise. Altice a porté plainte, le parquet a ouvert une enquête et ce référé avait visiblement pour but de prendre des mesures conservatoires permettant de faire baisser la pression du chantage des hackers sur l’entreprise. Selon Christophe Ingrain, conseil d’Altice, il ne s’agit pas d’une situation avec un lanceur d’alerte et des médias qui diffusent l’alerte. Ici, c’est le piratage et la rançon qui font la particularité de cette procédure. En effectuant leur travail, même involontairement, les journalistes participeraient, selon lui, à l’infraction. Cette affaire, comme le sujet bien plus large des procédures bâillons, implique pour la justice et le droit de trouver des équilibres entre liberté d’expression, secret des affaires, liberté d’informer, droit d’accès à la justice, urgence de l’enquête. La balance se fera peut-être autour d’un droit de chacun à la vérité.