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Legal privilege : maintenant ou jamais ?

Par Aurélia Granel

Alors que le garde des Sceaux devrait prochainement établir la feuille de route de son nouveau mandat, notamment à la lumière du rapport des États généraux de la justice, l’Association Française des Juristes d’Entreprise (AFJE) a organisé un petit-déjeuner de décryptage le 15 juin dernier, portant sur le thème du « droit comme outil de souveraineté et d’attractivité des entreprises françaises ». Essentiellement animé par le président Jean-Philippe Gille, cet évènement a surtout consisté à relancer le sujet du legal privilege.

Donnant le ton du quinquennat, la période des 100 premiers jours d’une nouvelle mandature revêt un caractère majeur. C’est pourquoi, l’AFJE souhaite que des actions fortes soient prises durant ce délai, et au premier rang desquelles l’adoption du legal privilege. Si les juristes sont désireux de connaître le contenu du rapport des États généraux de la justice sur le sujet, la loi de blocage de 1968 ne protégera jamais aussi bien les entreprises et leurs juristes que la confidentialité des avis des juristes d’entreprise. « On dénombre une douzaine de rapports sur le legal privilege, plusieurs dizaines d’années de réflexion et une tentative d’introduction via le statut de l’avocat en entreprise, qui n’a pas abouti en raison d’une profonde division de la profession sur le sujet, souligne Jean- Philippe Gille. La crise ukrainienne, qui est un moment géopolitique extrêmement fort, change la donne. Nous redécouvrons ce que veut dire le mot souveraineté et, dans ce contexte géopolitique et économique si particulier, il est absolument indispensable de porter à nouveau le sujet de la confidentialité des avis des juristes d’entreprise ». Débat corporatiste il y a une trentaine d’années ne pouvant aboutir, le legal privilege serait donc devenu un enjeu majeur de souveraineté économique. Pragmatiques, les juristes sont animés par la protection des entreprises françaises au service de l’intérêt général. « C’est sur ce postulat que nous avons soutenu, dans le cadre de l’initiative de la loi Dupond-Moretti, le statut de l’avocat en entreprise », poursuit Jean-Philippe Gille, rappelant toutefois que ce n’est pas la voie principale que l’AFJE défend pour obtenir le legal privilege.

La France pénalisée Cette absence de legal privilege amène à des situations insolites dans les entreprises, comme un avocat en entreprise américain refusant de transférer un dossier au directeur juridique français du groupe, qui est pourtant son supérieur hiérarchique, au motif qu’il romprait la chaîne de la confidentialité. Mais elle a aussi des conséquences bien plus graves. « Aujourd’hui, l’extraterritorialité est instrumentalisée par un certain nombre d’États et ce phénomène, qui n’est pas nouveau, va s’accentuer, indique le président de l’AFJE. La Chine s’est dotée d’un certain nombre de dispositions et il faut être naïf pour penser que cela ne sera pas instrumentalisé. Le meilleur rempart est la confidentialité des avis des juristes d’entreprise ». Par ailleurs, aux yeux de Jean-Philippe Gille, il ne peut y avoir de conformité au sein de l’entreprise sans l’instauration du legal privilege. L’article 9 de la loi Sapin 2 prévoit en effet une peine pénale pour celui qui rompt la confidentialité dans le cadre de la gestion des alertes. Comment faire sans l’outil du legal privilege mis à disposition des juristes ? La troisième édition de l’enquête d’Ethicorp. com et de l’AFJE, publiée en avril dernier, sur le sujet de la prévention des risques et de la compliance, indique que 82,23 % des entreprises sont dotées de dispositif de compliance, même si 37,82 % d’entre elles n’ont pas encore pu les mettre intégralement en oeuvre. « Une fois l’intégration de leur dispositif de compliance achevée, les entreprises entreront dans une phase de gestion et découvriront qu’elles sont en état de faiblesse. Les chefs d’entreprise vont se tourner vers leurs juristes pour savoir comment y remédier et ceux-ci n’auront d’autres réponses à leur fournir que le fait que la France ne dispose pas de l’outil du legal privilege contrairement à l’Allemagne, l’Espagne ou encore la Belgique, c’est aberrant », lance Jean-Philippe Gille.

S’adapter aux contraintes « Si le législateur ne légifère pas sur le legal privilege, alors que la Cour de cassation vient de donner un signal positif dans ce domaine, nul doute que les entreprises, qui fonctionnent essentiellement par rapport aux contraintes de marché, à l’évolution des attentes des consommateurs et à l’environnement réglementaire, prendront des mesures. Ayant besoin d’être protégées de manière urgente, elles s’adapteront prochainement à leurs contraintes en allant chercher des outils qui leur permettront de se protéger », ajoute le nouveau président de l’AFJE, qui qualifie l’État français de sous-développé juridiquement sur ce plan-là par rapport à ses pays voisins. Les conséquences seront rudes. Jean-Philippe Gille prédit d’abord un transfert des honoraires des avocats français vers des cabinets n’étant pas présents en France. Ensuite, il augure d’un affaiblissement du métier de juriste d’entreprise en France. S’ils se délocalisent, les juristes recruteront mécaniquement, soit des homologues français prêts à travailler à l’étranger, soit des avocats en entreprise locaux. La balle est désormais dans le camp du législateur. L’AJFE compte interpeller plus directement les politiques sur le sujet après le résultat des élections législatives, notamment en mobilisant tous les députés en région, afin de porter le projet. Il faudra aussi rassurer les parties prenantes, notamment les magistrats, sur leurs craintes de voir cachées à la justice certaines informations essentielles. À cet égard, des garanties pourraient être instaurées, à l’instar de l’institut belge des juristes d’entreprise qui compte un magistrat dans son organe de sanctions. Jean-Philippe Gille résume : « En définitive, tout ce que l’on souhaite, c’est qu’un juriste d’entreprise puisse écrire librement à son dirigeant, comme un médecin à son patient, pour lui préconiser des solutions à un problème ou à un risque ».