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L’avocat salarié en entreprise, comme un chien dans un jeu de quilles

Par Anne Portmann

La Chancellerie a pris la profession d’avocat de court en manifestant sa volonté de réformer la profession d’avocat et d’introduire dans notre droit, à titre expérimental, le statut d’avocat salarié en entreprise. L’avant-projet de texte pose, au-delà du fond, des questions de méthode et pourrait mettre à mal l’unité de la profession patiemment édifiée ces trois dernières années.

«Nous sommes tous d’accord pour dire que c’est le plus mauvais moment pour mettre ce sujet sur la table. » C’est en ces termes que Jérôme Gavaudan, le nouveau président du Conseil national des barreaux s’est exprimé, vendredi 22 janvier 2021, devant les élus réunis pour la première assemblée générale de la nouvelle mandature, presque entièrement consacrée au sujet brûlant du moment : l’introduction dans notre droit du statut d’avocat salarié en entreprise, à l’initiative de la Chancellerie. Dévoilé par la presse spécialisée, l’avant-projet de texte avait été adressé peu de temps avant à l’instance représentative, laquelle s’était empressée de l’envoyer aux présidents des commissions. Dans un communiqué commun du 15 janvier 2021, quatre syndicats d’avocats (le Syndicat des avocats de France (SAF), la Fédération nationale de l’union des jeunes avocats (FNUJA), l’Avenir des barreaux de France (ABF) et la Confédération nationale des avocats (CNA)) ont dit leur opposition à ce projet d’expérimentation. Peu de temps après, une tribune signée par la présidente du Cercle Montesquieu et le président de l’AFJE, ainsi que par plus de 600 signataires, dont des avocats, exhortait à l’adoption de ce statut, en rappelant les enjeux de souveraineté économique liés à cette réforme. Lors de l’assemblée générale du CNB, Jérôme Gavaudan a indiqué que la Chancellerie souhaitait un retour rapide des avocats sur ce texte, afin de le présenter en Conseil des ministres fin février ou début mars, pour un examen par le Parlement au printemps. En outre, et c’est un sujet de crispation supplémentaire, en dehors des dispositions relatives à l’avocat salarié en entreprise, le projet de texte contient également des dispositions, parfois non encore communiquées, relatives à d’autres aspects du secret professionnel, notamment dans le contexte de l’enquête préliminaire, à la formation professionnelle (propositions issues du rapport Clavel-Haeri) ou encore à la discipline des avocats.

Divisés sur la réponse

« Il s’agit d’un débat inopportun qui peut nous conduire à une véritable division », a indiqué un élu CNB du SAF lors de l’assemblée générale. Et de fait, lors des débats, les élus étaient très divisés concernant l’attitude à adopter face à ce que tous qualifiaient unanimement de « piège » tendu par la Chancellerie ou de « coup de canif dans l’unité des avocats ». Mais si certains étaient partisans de refuser en bloc de débattre sur le texte, Olivier Cousi a averti : « Éric Dupond-Moretti aime la corrida. On nous agite un chiffon rouge et nous fonçons dessus tête baissée si nous refusons le débat. » Le bâtonnier de Paris a indiqué que lors du conseil de l’Ordre qui a eu lieu mardi 19 janvier 2021, après de longs débats, l’intérêt du barreau de la capitale pour étudier la question a été confirmé. Une commission ad hoc est en train d’examiner les conditions dans lesquelles ces discussions pourraient avoir lieu. À l’issue de son assemblée générale, le CNB a, quant à lui, voté deux motions, l’une refusant la création d’un avocat en entreprise à titre expérimental et exigeant le retrait de ce projet, adoptée à 71,23 % et l’autre, adoptée à l’unanimité, refusant de statuer dans des délais contraints sur un projet de loi « profession », dont elle n’a, de surcroît, pas eu connaissance dans son intégralité. Des barreaux ont d’ores et déjà adopté des motions refusant de débattre du texte, comme celui de Seine-Saint-Denis. Dans les Hauts-de-Seine, le nouveau bâtonnier Michel Guichard a réuni les élus de son conseil de l’Ordre pour une réunion d’information sur le texte, mais ils ne se prononceront sur la question qu’à l’issue d’un vote qui interviendra le jeudi 4 février 2021. « Si le barreau de Paris accepte le débat, celui des Hauts-de-Seine doit se prononcer », indique le bâtonnier qui qualifie le timing de « désastreux ». Il estime que les élus du conseil de l’Ordre, même s’ils ne se sont pas prononcés, semblent « très partagés » sur la question et relève que le texte communiqué par la Chancellerie ne contient même pas d’exposé des motifs. « Dans ces conditions, comment voulez-vous que les avocats comprennent ce que l’on veut faire ? »

Unis sur la critique de fond

Qu’ils soient partisans du rejet en bloc ou de l’opportunité de « saisir une fenêtre de tir unique », tous s’accordent à dire que l’avant-projet de texte communiqué par la Place Vendôme devrait être amendé sur plusieurs points. Emmanuel Raskin, signataire de la tribune en faveur de l’avocat salarié en entreprise et premier vice-président national de l’ACE (Avocats conseils d’entreprise), syndicat qui s’est prononcé de longue date en faveur de l’avocat salarié en entreprise, résume quels points majeurs posent problème sur le fond. En premier lieu, la confidentialité prévue par le texte n’est pas satisfaisante. « Nous ne voulons pas de la notion de confidentialité, mais l'application du véritable secret professionnel. » L’ACE est opposée au principe selon lequel l’avocat devrait apposer sur ses communications la mention « confidentiel » pour que ses propos soient « couverts ». Le secret professionnel doit s’appliquer de plein droit à tous les écrits de l’avocat échangés avec son employeur et/ou la direction juridique et/ou les responsables juridiques de l’entreprise. Il relève d’ailleurs que le texte ne fait pas mention des « consultations juridiques » et se borne à évoquer les « avis et les analyses », ce qui n’est pas suffisant. Il rappelle par ailleurs la nécessité de définir la consultation juridique, ce que la profession demande, en vain, depuis plusieurs années. Le délai réduit à cinq ans au lieu de huit pour que le juriste accède aux fonctions d’avocat est aussi critiqué, tout comme la limitation de l’intervention du bâtonnier en cas de litige. « Il est étonnant que tant de choses n’aillent pas dans ce texte, alors que la Chancellerie avait connaissance de nos travaux sur la question depuis plusieurs années », relève l’avocat, qui concède que laisser à peine moins d’un mois aux avocats pour se prononcer sur un texte d’une telle ampleur, sur un sujet qui divise la profession depuis vingt ans, et ce dès la première assemblée générale de la mandature du CNB, est pour le moins déconcertant. Emmanuel Raskin, résolument contre la politique de la chaise vide, rappelle toutefois qu’en dépit de la résolution votée par le CNB, les syndicats et les Ordres restent libres de se prononcer sur le fond de ce projet de loi. Ce que ne manquera pas de faire l’ACE.