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L’Autorité de la concurrence peut intervenir dans les secteurs régulés par une autre AAI

Par Anne Portmann

La chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu, le 17 juin dernier, un important arrêt rappelant l’articulation des compétences entre l’Autorité de la concurrence et une autre autorité de régulation. Jean-Julien Lemonnier, associé du cabinet Stephenson Harwood l’analyse pour la LJA.

Quelles étaient les circonstances de cette affaire ?

L’affaire concernait une société opérant dans le secteur des télécoms, plus précisément sur le marché de la téléphonie fixe, régulé par l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep). L’Autorité de la concurrence (ADC) était en possession d’éléments lui permettant de suspecter cette société d’un abus de position dominante. Le rapporteur de l’ADC a alors formé une requête auprès du JLD pour réaliser des opérations de visite et de saisie dans les locaux de cette société sur le fondement des dispositions de l’article L. 450-4 du code de commerce. La société a contesté l’ordonnance du JLD autorisant les OVS, d’abord devant le premier président de la cour d’appel et ensuite devant la Cour de cassation qui l’ont validée.

Cet arrêt rejette l’argument de l’existence d’une obligation de loyauté de l’ADC dans la présentation aux JLD des éléments à l’appui d’une demande d’OVS. L’ADC n’était pas tenue de révéler au juge tous les éléments à décharge issus d’autres procédures ou avis. Qu’en pensez-vous ?

Ce n’est pas la première fois que la question de la teneur du dossier adressé par le rapporteur de l’ADC au JLD se pose et, de ce point de vue, la décision s’accorde avec celle rendue le 9 juillet 2025 par le tribunal de l’Union européenne qui opposait Michelin à la Commission européenne(1). L’Autorité de la concurrence n’a certes pas à donner tous les éléments de son dossier au JLD, mais on peut tout de même s’attendre à ce qu’elle fasse une présentation sincère de l’affaire au juge. La règle n’est cependant pas tout à fait claire, car l’ADC semble avoir une marge de manœuvre. Les dispositions de l’article L450-4 du code de commerce édictent que « la demande doit comporter tous les éléments d’information en possession du demandeur de nature à justifier la visite », mais prévoient qu’en cas de flagrance, la demande d’information peut ne comporter que les indices permettant de présumer l’existence des pratiques dont la preuve est recherchée. Que faut-il entendre de cette exception ? Était-on, en l’espèce, dans une situation de flagrance, sachant que l’abus de position dominante est une infraction continue ? En l’espèce, la société reprochait au rapporteur de l’Autorité de la concurrence de ne pas avoir joint au dossier l’avis de l’Arcep, mais le juge a répondu que la présence de ces éléments n’aurait pas affecté sa décision d’autoriser les OVS.

En la matière, on peut toutefois observer que la contestation du déroulement des opérations de visite et de saisie par les personnes visées est devenue quasiment systématique et ce contentieux a donné lieu à certains succès assez spectaculaires. Quelques OVS ont été annulées. Dans l’affaire Michelin, le tribunal de l’Union européenne a aussi rappelé que la Commission n’était pas tenue de communiquer l’ensemble des informations dont elle dispose, il suffit qu’elle présente des éléments de nature à étayer les soupçons qui pèsent sur la personne morale.

La Cour de cassation considère que la compétence de l’Autorité de la concurrence pour enquêter sur des pratiques anticoncurrentielles n’est pas affectée par l’existence d’une régulation sectorielle par une autre autorité telle qu’en l’espèce, l’Arcep. Quel risque pour les entreprises ?

Sur ce point, les textes qui prévoient la répartition des compétences entre les différentes autorités sont assez clairs, de même que les modalités respectives de leur consultation. Il arrive d’ailleurs qu’elles rendent des avis conjoints. On relèvera que dans ce dossier, l’Arcep avait été consultée par l’ADC. On ne peut donc pas parler de rivalité entre les autorités. Le problème peut cependant se poser avec le Parquet national financier (PNF) dont la compétence est transversale et peux venir empiéter sur celle des AAI, comme on l’a vu par exemple dans la CJIP Paprec(2), qui couvrait en plus d’autres infractions, des faits d’entente. Dans cette CJIP, certaines personnes morales sont mentionnées alors qu’elles ne sont pas dans le dossier. L’articulation des pouvoirs respectifs entre le PNF et d’autres autorités est beaucoup moins claire qu’entre les différentes AAI, où les choses sont plus balisées.

La Cour valide l’utilisation par le juge de la méthode du faisceau d’indices pour apprécier la vraisemblance de l’existence de pratiques anticoncurrentielles, même si les cas concernent des marchés différents au sein du même secteur. Quelles conséquences faut-il en tirer et quelles précautions prendre ?

La méthode du faisceau d’indices est connue et utilisée depuis longtemps. En l’espèce, toutefois, bien que nous n’ayons pas accès aux détails du dossier, le juge de cassation semble dire que l’on peut se contenter du fait que le faisceau d’indices se rapporte à un même secteur d’activité économique, alors que la société visée avait fait valoir qu’ils se rapportaient à une temporalité, à un territoire, à des clientèles, à des technologies et à des marchés différents. Cela semble correspondre à une conception quelque peu diffuse de la notion de faisceau d’indices. Et d’ailleurs, dans l’affaire Michelin qui a donné lieu à la décision récente du TUE, la société a partiellement obtenu gain de cause en raison du fait que, pour une certaine période, la Commission ne disposait d’aucun élément. Il ne faudrait pas que cette interprétation trop diffuse de la notion de faisceau d’indices vide la notion de son sens et ouvre la porte à ce que l’on appelle des « fishing expeditions ».

Quelles leçons sont à tirer de cet arrêt ?

Cet arrêt a le mérite de rappeler les contours des champs respectifs des deux AAI concernées, à savoir l’Arcep et l’ADC. Si cette dernière ne pouvait pas intervenir dans les secteurs régulés, cela voudrait dire qu’on lui retire une partie de ses compétences, ce qui n’est pas souhaitable. T

Réf. Cass crim, 17 juin 2025, n° 24-81.355, B