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L’arbitrage en temps de guerre : un outil efficace face aux conflits modernes

Par Laura Dray

Dans un monde marqué par des tensions géopolitiques croissantes, des sanctions économiques ciblées et une atmosphère de guerre plus diffuse, l’arbitrage constitue un mécanisme bien huilé de règlement des différends internationaux. Un dîner-débat de l’AFA, organisé par son président Marc Henry, s’est tenu le mercredi 4 juin, à la Maison du Barreau, sur le thème « arbitrage et litiges de guerre ». Une discussion animée par Daniel Mainguy, professeur à l’École de droit de la Sorbonne.

L’arbitrage international est connu principalement pour résoudre des différends ordinaires, commerciaux ou d’investissement. Il trouve ses racines dans un corpus juridique dense : la Convention de La Haye, les Conventions de Genève de 1949, ou encore la Charte des Nations-Unies (notamment les articles 2§4, 51 et 47-2), qui régissent l’usage de la force, la légitime défense ou encore les opérations de coopération militaire. 

Pourtant, cet ordre mondial post-Seconde Guerre mondiale, fondé sur des équilibres clairs et bien définis entre guerre et paix, semble obsolète aujourd’hui. En effet, force est de constater que l’environnement dans lequel l’arbitrage évolue a changé. « Au type de guerre dite « classique » à l’instar de la guerre en Ukraine face à la Russie où deux armées s’affrontent, s’ajoutent, voire se substituent des agressions variées, non-armées, non-militaires, engagées par ou contre des entités privées, par ou contre des États », commence Daniel Mainguy. Face à ces réalités nouvelles, les praticiens du droit international s’interrogent : l’arbitrage est-il capable d’embrasser les complexités contemporaines de la « guerre » ?

Des conflits redéfinis : de la guerre classique à la guerre hybride

L’arbitrage de l’Alabama en 1872 est souvent cité comme précurseur. Durant la guerre de Sécession, le Royaume-Uni avait laissé construire trois navires de guerre destinés à la Confédération sudiste dont l’Alabama, violant ce faisant la neutralité à laquelle la Grande-Bretagne avait dit se tenir dans le British Neutrality Act. Ces navires avaient notamment coulé des dizaines de navires de l’Union. Les États-Unis, après la guerre, intentèrent une procédure d’arbitrage à Genève et obtinrent une indemnisation de 15,5 M$, une première mondiale. 

 

Plus récemment, l’affaire dite des Frégates de Taïwan a défrayé la chronique arbitrale. Avec une question sous-jacente : des contrats d’armement, couverts par le secret défense, peuvent-ils être tranchés par un tribunal arbitral ? Dans ce dossier spectaculaire, Thomson-CSF (devenue Thalès) avait en 1991 cédé des frégates à la Marine de Taïwan, à travers plusieurs types de contrats, comprenant une clause compromissoire et une clause imposant de ne pas commettre d’actes de corruption. Thomson avait versé des commissions à la République populaire de Chine pour qu’elle ne s’en émeuve pas, le tout articulé à des rétrocommissions à des Français, entrainant le déclenchement d’un arbitrage. Thalès demandait alors l’incompétence du tribunal arbitral du fait du caractère inarbitrable du litige en raison du « classement secret défense de son objet ou des éléments de preuve » de l’ensemble qui ferait obstacle à une défense efficace, donc au respect du principe du contradictoire. Aux termes d’un ensemble de recours contre la sentence partielle, puis la sentence finale, l’arbitrabilité d’un litige dont l’objet était classé secret-défense était reconnue dans la mesure où ce n’était pas cette situation qui posait difficulté au fond, mais les conséquences sur le contrat et notamment sa validité.(1) 

Les affrontements impliquent aujourd’hui des acteurs privés, des groupes terroristes ou des sociétés militaires opaques comme Wagner, le Hamas en Israël, le Hezbollah ou encore les Houthis. « Des organisations armées non étatiques, privées donc, établies sur un territoire et une population qu›elles contrôlent peuvent produire des actions de niveau militaire convenable », précise Daniel Mainguy.  Ainsi, les sanctions économiques, notamment américaines, européennes ou internationales, en lien avec la lutte contre le financement du terrorisme, exercent une pression importante sur les acteurs privés opérant dans des zones à risque, comme l’illustre l’affaire DNO Yemen. 

Dans ce dossier, plusieurs sociétés néerlandaises s’étaient retirées d’un contrat de forage pétrolier au Yémen, craignant que leurs paiements ne bénéficient indirectement aux Houthis, placés sous sanctions. Le tribunal arbitral avait jugé ce retrait justifié. Saisie d’un recours en annulation, la cour d’appel de Paris a rappelé, le 5 octobre 2021, que le respect des sanctions fait partie de l’ordre public international tel que défini par le droit français, au même titre que la lutte contre les atteintes aux droits de l’Homme ou au droit humanitaire. Elle a souligné que l’exécution du contrat pouvait enfreindre plusieurs résolutions onusiennes (notamment 2083, 2140) et règlements européens (2020/1998, 1352/2014), visant le gel des avoirs des entités terroristes. Toutefois, le ministère du Pétrole et des Mines et la société yéménite concernée n’étant pas listés comme entités sanctionnées, la cour a rejeté le recours, faute d’éléments prouvant même un risque indirect de financement du terrorisme. L’affaire témoigne ainsi d’un arbitrage influencé par un contexte géopolitique tendu.

Le juge français, dernier rempart ?

L’affaire emblématique Israël c/ NIOC offre une autre illustration marquante. Le dossier portait sur un contrat conclu en 1968 entre l’État d’Israël et la National Iranian Oil Company (NIOC), relatif à la construction d’un oléoduc en Israël, à une époque de coopération entre les deux pays. Le litige n’est toutefois survenu qu’après la rupture des relations diplomatiques en 1979. 

Le contrat comportait une clause compromissoire prévoyant un arbitrage ad hoc en cas de différend, avec l’intervention du président de la Chambre de commerce internationale (CCI) pour désigner un troisième arbitre en cas de désaccord entre les deux premiers. En 1994, la NIOC engage la procédure arbitrale et désigne un arbitre, mais Israël refuse de nommer le sien. Or, la clause ne prévoyait qu’une solution en cas de blocage pour le troisième arbitre, et non pour le deuxième, rendant nécessaire l’intervention d’un juge d’appui. La NIOC, estimant que la référence au président de la CCI (établie à Paris) justifiait la compétence des juridictions françaises, saisit alors le tribunal de grande instance (TGI) de Paris, sur le fondement de l’article 1493 de l’ancien code de procédure civile. Le juge français s’est ainsi affirmé comme juge d’appui à vocation universelle en matière d’arbitrage international, en s’appuyant notamment sur l’article 1505 du code de procédure civile référence au risque de déni de justice.