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L’application d’une loi méconnaissant la Constitution peut engager la responsabilité de l’État

Par Ondine Delaunay

Par trois décisions rendues en Assemblée du contentieux, le 24 décembre 20191, le Conseil d’État reconnaît la possibilité de rechercher la responsabilité de l’État du fait de l’application d’une loi déclarée contraire à la Constitution. Des conditions restrictives à l’exercice d’une telle action sont néanmoins édictées. Analyse d’Emmanuelle Mignon, associée du cabinet August Debouzy.

Quels étaient les faits ?

Les faits remontent à l’arrêt Frantour du 6 juin 2000, par lequel la Cour de cassation a jugé que le régime de participation des salariés aux résultats de l’entreprise s’applique dans toute société de droit privé ayant une activité purement commerciale, quelle que soit l’origine de son capital, c’est-à-dire y compris les entreprises publiques. De manière surprenante, pour définir les entreprises publiques, en principe exclues de l’application du régime à moins d’être mentionnées sur une liste édictée par décret, la Cour n’a pas retenu le critère habituel de l’origine du capital, mais a opté pour celui de la nature de l’activité. S’en est suivi un important désordre puisque les salariés des entreprises publiques leur ont alors demandé le versement de cette participation, y compris à titre rétroactif, qu’elles n’avaient évidemment pas provisionné.

Par une QPC Natixis du 1er août 20132, le Conseil constitutionnel a censuré l’application du dispositif de la participation aux entreprises publiques, non pas en remettant en cause l’interprétation de la loi par la Cour de cassation, mais en jugeant qu’en ne précisant pas les critères d’assujettissement à ce régime des entreprises publiques, le législateur avait empêché ces entreprises d’anticiper l’application du dispositif et ainsi méconnu la liberté d’entreprendre (dans sa dimension « liberté de gestion »). C’est un cas particulier où l’incompétence négative du législateur, qui en principe ne permet pas de censurer une loi dans le cadre d’une QPC, a conduit le Conseil à déclarer la loi inconstitutionnelle.

Point important, après avoir abrogé la disposition litigieuse à compter de sa décision, le Conseil constitutionnel, que la Constitution habilite à fixer les conditions et limites de ses décisions d’inconstitutionnalité en QPC, a précisé que les sommes déjà versées aux salariés ne pourraient pas être récupérées par les entreprises et que les salariés ne les ayant pas encore perçues ne pourraient plus les réclamer.

C’est dans ce contexte que deux sociétés au capital majoritairement public, ayant dû verser une participation aux salariés sur le fondement de cette loi jugée inconstitutionnelle, et un salarié se plaignant de n’en avoir pas reçu, ont tenté d’engager la responsabilité de l’État à raison de cette loi. Le Conseil d’État saisit l’occasion de ces trois affaires pour juger que l’application d’une loi méconnaissant la Constitution peut en effet engager la responsabilité de l’État, tout en rejetant les recours sur le fond faute de lien direct entre le préjudice et le motif de l’inconstitutionnalité. Il s’agit d’une responsabilité innomée, dans la continuité de la décision Gardedieu de 20073 qui permet d’engager la responsabilité de l’État du fait des lois contraires au droit communautaire ou aux conventions internationales, c’est-à-dire une responsabilité pour faute qui ne dit pas son nom, mais qui indemnise les victimes sans condition de préjudice anormal et spécial et dès le premier euro.

Le Conseil d’État fixe néanmoins des conditions très restrictives au principe d’indemnisation…

Il fixe en effet trois conditions importantes, démontrant la volonté de la Haute assemblée de garder la maîtrise du dispositif. En premier lieu, cette responsabilité n’est possible que si le Conseil constitutionnel ne l’a pas exclue dans sa déclaration d’inconstitutionnalité. Évidemment, on pourrait craindre que le Conseil constitutionnel l’exclue désormais systématiquement, mais je n’y crois pas. Je pense que les deux institutions ont échangé pour éviter justement que le Conseil d’État, ouvrant le champ indemnitaire, soit ensuite invalidé par le Conseil constitutionnel le refermant au cas par cas.

Les dommages subis doivent ensuite trouver leur cause directe dans la “faute” du législateur. En l’espèce, ce n’était pas le cas, l’incompétence négative du législateur n’étant pas à l’origine du versement ou du non-versement de la participation, mais seulement à l’origine d’éventuels frais ou charges supplémentaires pour impossibilité d’anticipation. Enfin, le Conseil a précisé que la demande doit être faite dans les quatre années suivant la date à laquelle les dommages subis sont connus dans leur réalité et leur étendue, sans que la décision du Conseil constitutionnel rouvre ce délai. Cette dernière condition, qui n’est que l’application classique du régime de la prescription quadriennale (c’est pareil par exemple quand un requérant demande à être indemnisé de l’application d’un décret illégal), va toutefois significativement limiter les cas ouvrant droit à réparation car nombre de dossiers seront prescrits.

Certains grands dossiers pourraient-ils néanmoins voir le jour ?

Sauf exception, la matière fiscale et celle des cotisations sociales ne sont pas concernées. Dans de telles hypothèses, que l’on pourrait qualifier de bilatérales entre le requérant et la puissance publique, l’inconstitutionnalité de la loi entraîne en principe la restitution de l’indû, à moins que le Conseil constitutionnel ne s’y oppose. Mais dans les autres matières, ce principe de responsabilité a vocation à fonctionner. Il ne faut pas sous-estimer les particularités de l’espèce, c’est-à-dire le fait que la loi a été censurée pour incompétence négative, et non pour violation frontale d’une liberté ou d’un droit fondamental. Dans cette dernière hypothèse, la responsabilité de l’État sera reconnue, ce qui est conforme à la raison d’être de la QPC : faire de la Constitution la première garantie des droits et libertés dans notre pays.

Emmanuelle Mignon August Debouzy