« La question de l’interprétation des règles de LCB-FT est un sujet politique majeur »
Alors que le CNB s’est résolument engagé dans la refonte de son système de signalement en matière de LCB-FT, un avis du Conseil d’État, qui interprète de manière extensive l’obligation de déclaration de soupçon à la charge des avocats vient menacer, selon eux, le secret professionnel. Rencontre avec les deux co-présidents du groupe de travail LCB-FT du CNB, Anne-Marie Mendiboure et David Lévy.
Quelle est la position du CNB en matière de LCB-FT ?
David Lévy : La profession d’avocat est pleinement engagée dans la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme depuis des années et c’est un principe acquis. Le problème soulevé par l’interprétation du Conseil d’État ne remet pas en cause ce principe, mais plutôt le périmètre et la portée de nos obligations.
Anne-Marie Mendiboure : Depuis le 5 avril 2024, le CNB a mis en place un questionnaire d’auto-évaluation nationale et nous sommes en train d’organiser un premier niveau de contrôle, ainsi qu’un organe national de contrôle, qui pourra être sollicité par les Ordres. Le Groupement d’action financière (GAFI) avait reproché aux avocats de ne pas suffisamment externaliser le contrôle des déclarations de soupçons. Ce sera désormais chose faite.
David Lévy : Une commission nationale sera chargée d’opérer une plateforme dédiée à la profession, ce qui nous permettra, de surcroît de disposer de chiffres permettant de monitorer le phénomène. Les Ordres seront habilités à dire qui devrait être contrôlé sur place et sur pièces, conformément à l’architecture prévue dans le rapport voté par l’assemblée générale du CNB le 5 avril 2024, à la fois pour les avocats individuellement et pour les Carpa avec l’outil e-MDF (e – maniement de fonds), basé sur une approche par les risques et qui confronte automatiquement les données. Le système est déjà déployé à Paris, aux Sables d’Olonne et à Melun. Tout devrait être opérationnel pour la mi-mars 2026, alors que le GAFI donnait une échéance en 2028. Le CNB est donc investi et volontariste en la matière.
En quoi l’avis du Conseil d’État pourrait-il entraver la mise en place de ce nouveau système ?
David Lévy : L’avis du Conseil d’État, rendu le 23 janvier 2025, a été interprété, notamment par Tracfin, comme obligeant l’avocat à une déclaration de soupçon généralisée, en dehors de tout lien avec le champ d’assujettissement défini par les articles L. 561-3 I et II du code monétaire et financier et le Règlement (UE) 2024/1624 du 31 mai 2024. Le groupe de travail a émis une analyse juridique critique de l’avis en partant des textes européens applicables en la matière, à savoir le 6e paquet adopté par l’UE et plus particulièrement le Règlement précité qui est d’applicabilité directe. Le 11 avril 2025, l’assemblée générale du CNB a adopté une résolution en ce sens, car il nous semble que l’analyse du Conseil d’État est contraire au droit de l’Union européenne et à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne.
En pratique, quelles difficultés pose cette interprétation ?
Anne-Marie Mendiboure : Le principe cardinal de la profession est celui du secret professionnel, qui ne souffre d’exception que dans des cas très limités et très encadrés par les textes. L’interprétation extensive qu’en fait le Conseil d’État n’est pas conforme à l’exception délimitée par le Règlement 2024/1624 et la jurisprudence de l’Union Européenne sur le secret professionnel.
David Lévy : Lorsqu’il reçoit un client, l’avocat doit vérifier si l’opération pour laquelle ce client le sollicite rentre dans le champ des activités pour lesquelles il doit mettre en œuvre des obligations de vigilance et d’identification ainsi que déclaratives. Si le doute n’est pas levé par le client, qui ne justifie pas par exemple de l’origine des fonds, l’avocat doit faire une déclaration de soupçon. S’il a connaissance d’une infraction sous-jacente liée à l’opération envisagée et qui représente un blanchiment, il l’intègrera dans sa déclaration de soupçon. Mais, selon l’avis du Conseil d’État, tel qu’interprété par Tracfin, l’avocat devrait également effectuer une déclaration de soupçon pour toute infraction « primaire » dont il pourrait avoir connaissance, fût-elle déconnectée de l’opération pour laquelle le client est venu consulter le professionnel du droit. Or, l’avocat n’est ni enquêteur, ni voyant ! Il ne peut pas violer le secret professionnel. Il n’est pas possible de dénoncer le client pour tout et n’importe quoi.
Prenons l’exemple d’un avocat chargé de tenir le secrétariat juridique d’une SARL qui découvre, au bilan de la société, un compte courant débiteur susceptible de caractériser un abus de biens sociaux. Par hypothèse, l’avocat n’a pas prêté son concours à la mise en position débitrice du compte courant d’associé, et il ne concourt pas par sa prestation, limitée au secrétariat juridique, au blanchiment du produit de l’infraction supposée. Autrement dit, l’infraction soupçonnée n’apparaît pas liée à la prestation pour laquelle il est sollicité.
Les trois instances représentatives de la profession sont-elles en phase sur ce sujet ?
Anne-Marie Mendiboure : Absolument, le barreau de Paris a adopté une motion rejetant l’interprétation faite par le Conseil d’État de la directive, tout comme la Conférence des bâtonniers. Il n’y a aucune divergence sur ce sujet qui ne souffre pas de discussion tant l’indépendance et le secret professionnel sont dans l’ADN de l’avocat. La position de la profession est très claire et il s’agit d’un sujet politique majeur. Le groupe de travail que nous co-présidons, David Lévy et moi-même, a reçu mandat d’étudier la mise en œuvre de toute procédure qui pourra faire prévaloir l’analyse juridique adoptée par la profession d’avocat, y compris, le cas échéant et à l’occasion d’un litige, qu’une question préjudicielle soit posée à la CJUE sur l’interprétation des nouveaux textes européens.