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Jusqu’où un État européen peut-il surveiller sa population ?

Par Aurélia Granel

Le 21 avril dernier, le Conseil d’État a rendu une décision controversée sur la conservation des données, dites « de connexion », confirmant un arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) du 6 octobre 2020, qui avait enjoint à la France de modifier sa législation. Étienne Drouard, associé du cabinet Hogan Lovells, en décrypte les enjeux.

Jusqu’où un État européen peut-il surveiller sa population ?

Le 21 avril dernier, le Conseil d’État a rendu une décision controversée sur la conservation des données, dites « de connexion », confirmant un arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) du 6 octobre 2020, qui avait enjoint à la France de modifier sa législation. Étienne Drouard, associé du cabinet Hogan Lovells, en décrypte les enjeux.

Que prévoit cette décision et dans quel contexte a-t-elle été rendue ?

Depuis 1998 en France, les fournisseurs d’accès à internet, les hébergeurs et les fournisseurs de services de communications électroniques, sont tenus de conserver les métadonnées de communication, c’est-à-dire les données générées par l’utilisation de leurs services : navigation sur Internet, services de messagerie, de téléphonie, géolocalisation, etc. Ces métadonnées ne portent pas sur le contenu des correspondances électroniques. Elles peuvent être requises dans des procédures judiciaires ou à des fins de police administrative.

Saisi par plusieurs associations, le Conseil d’État réuni en Assemblée du contentieux a rendu, le 21 avril dernier1, un arrêt qui confirme une décision de la CJUE du 6  octobre 2020 2 reprochant à la France de ne pas se conformer aux garanties de fond et procédurales qui devraient encadrer la conservation et l’accès proportionnés à ces métadonnées. Si la Haute juridiction administrative a justifié sous certaines conditions la conservation des données de connexion pour les enquêtes relevant de la criminalité organisée et du terrorisme, elle a jugé illicite la conservation de ces données pour d’autres catégories d’infractions ou de motifs.

Le Conseil d’État donne à l’État français un délai de six mois pour réécrire 25 années de construction législative et satisfaire les mêmes besoins sociétaux, mais avec des procédures et garanties nouvelles et qui devront être jugées satisfaisantes.

Quel est l’impact de cet arrêt en France et en Europe ?

Un travail colossal attend les parlementaires, sous la triple tension contradictoire des régaliens, libéraux et libertaires. Annoncés le 28 avril et le 12 mai, deux volets du projet de loi sur le Renseignement vont devoir intégrer certaines conséquences de cet arrêt du Conseil d’État.

Ce n’est qu’un début. En effet, l’accès aux métadonnées de communication n’est pas l’apanage des services de renseignement. Il est aussi un élément quasi-systématique des enquêtes judiciaires et administratives, du droit pénal ou du droit économique, jusqu’au droit de la famille, des procédures au fond ou d’urgence… En pratique, pour qualifier un fait et identifier ou localiser un auteur, en lien avec un objet ou un service connecté, il faut pouvoir accéder à ce type de données, ce qui suppose de les faire conserver.

Ce débat parlementaire sera également placé sous l’influence des fournisseurs de services tenus de répondre à des saisines émanant d’autorités françaises. La perspective supposée d’un assouplissement des contraintes légales qui pesaient sur eux, pourrait inciter certains à nouer des alliances de circonstance avec leurs adversaires habituels – les libertaires – sur les débats de vie privée. Enfin et surtout, ce débat sera sociétal, face aux demandes concurrentes de sécurité et de liberté.

Au plan international, cet arrêt instaure un paradoxe qui peut affaiblir la position de la France et de l’Union européenne dans la régulation mondiale de la vie privée. Songeons qu’à l’été 2020, la CJUE a invalidé l’accord Europe-État-Unis de Privacy Shield sur les transferts de données personnelles, au motif que les lois de surveillance extraterritoriale américaines n’offraient pas de garanties suffisantes aux citoyens européens. Comment désormais convaincre les États-Unis de leurs insuffisances alléguées en termes de protection des droits et libertés de nos concitoyens, lorsque la France est sanctionnée par la CJUE, puis par le Conseil d’État, pour des griefs semblables ?

Que pensez-vous de cette décision ?

Je ne suis pas surpris, car les enjeux de sécurité et de libertés sont antagoniques par essence. Mais je suis préoccupé, car la préservation d’équilibres stables distingue les démocraties des régimes autoritaires ou déliquescents.

En l’espèce, le traitement juridictionnel de ces enjeux éminemment politiques a permis aux adversaires de la surveillance électronique de s’abstraire des carences du contrôle de constitutionnalité. Au lieu de saisir la CEDH de questions de principe, les requérants ont astucieusement saisi le juge de la technicité du droit européen, la CJUE, qui se défend d’avoir une vision globale des enjeux géostratégiques. Ensuite, faute de pouvoir contester la portée des décisions de la CJUE, le Conseil d’État n’avait pas d’autre choix que de déclarer non conforme au droit européen des textes français qui avaient, en leur temps, été jugés conformes à notre Constitution par le Conseil constitutionnel.

Gageons que la période qui s’ouvre donne le jour à un cadre juridique qui renforce la sécurité juridique des principaux protagonistes à protéger : nos concitoyens et nos institutions. Pour trouver les équilibres nécessaires, il faudra faire mouche en peu de temps. Sinon, la place de la France dans l’Union européenne et dans le monde sera affaiblie, sans qu’on soit parvenus à renforcer nos libertés individuelles, ni l’État de droit.

La solution passera probablement par l’effectivité des contrôles juridictionnels et administratifs, la réforme des pouvoirs de la Commision nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), la stratification claire des durées d’accessibilité des données, le contrôle des algorithmes d’analyse de données, etc. Puisque la guerre des dogmes n’est pas propice à l’intérêt général, espérons que nous saurons éviter celle-ci pour atteindre celui-là. Au moins cette fois.

Notes

1- https://www.conseil-etat.fr/actualites/actualites/donnees-de-connexion-le-conseil-d-etat-concilie-le-respect-du-droit-de-l-union-europeenne-et-l-efficacite-de-la-lutte-contre-le-terrorisme-et-la

2 - https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=235490&pageIndex=
0&doclang=FR&mode=req&dir=&occ=first&part=1&cid=11721619

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