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« Je ne crois pas au tsunami des défaillances d’entreprises »

Par Anne Portmann

Rencontre avec le président du tribunal de commerce de Nanterre, Jacques Fineschi, qui livre ses observations sur les chiffres de la justice économique et les réformes annoncées.

Où en est-on de l’activité des tribunaux de commerce ?

Au niveau national, l’année 2020 a été marquée par une très forte chute du nombre d’ouvertures des procédures collectives. Cette baisse s’est poursuivie en 2021 avec moitié moins d’ouvertures de procédures collectives qu’en 2019. Les chiffres de l’observatoire des données économiques du Conseil national des administrateurs judiciaires et des mandataires judiciaires (CNAJMJ) montrent une forte reprise en 2022 (40 234 ouvertures), mais le nombre d’ouvertures demeure très inférieur au niveau d’avant Covid (51 839 ouvertures en 2019 et 54 566 en 2018). Les procédures préventives ou amiables de mandat ad hoc et de conciliation ont connu une hausse de 26 % au niveau national en 2022. Nanterre a fait face à un bond gigantesque de ces procédures en 2022 avec 128 dossiers, soit une hausse de 41 % par rapport à 2021 et de 156 % par rapport à 2019. Ces procédures préventives étaient surtout connues des avocats spécialisés ou des directeurs juridiques de grands groupes, quasiment pas des PME et TPE. Le tribunal a organisé des webinaires pour les faire connaître, à destination notamment des avocats et des experts comptables. Je pense que 2023 battra un nouveau record, car ces procédures sont particulièrement appréciables puisqu’elles présentent l’avantage d’être confidentielles. De plus, les conditions d’ouverture sont relativement simples, il suffit de ne pas être en cessation de paiements depuis plus de 45 jours.

Les statistiques nationales pour 2021 semblent faire état d’un allongement de la durée de traitement des affaires contentieuses, qu’en est-il chez vous ?

Ce n’est pas le cas à Nanterre, qui a été le premier tribunal de France à mettre en place des audiences en visioconférence lors du premier confinement. Nous avons certes privilégié les dossiers urgents, mais, dès juin 2020, nous étions à jour en procédures collectives. Cela a pris un peu plus de temps en contentieux, mais en 2022, la durée moyenne de traitement des affaires jugées a été inférieure au niveau d’avant Covid. Un protocole a été signé avec le barreau des Hautsde- Seine poursuivant notamment l’objectif de continuer à réduire la durée des procédures, sachant que 80 % de celle-ci est imputable à la mise en état des dossiers. En revanche, une fois la mise en état terminée et le dossier attribué à un juge chargé d’instruire l’affaire, le jugement est mis à disposition en deux à trois mois en moyenne.

En ce qui concerne les procédures collectives, est-on au pied du « mur des faillites », comme le pensent certains ?

En 2022, le nombre de procédures collectives a augmenté de 45 % au niveau national et de 48 % à Nanterre. Dans les deux cas, il reste cependant inférieur d’environ 23 % au niveau d’avant Covid. Et pour le moment, il y a très peu de défauts de remboursement des PGE, les chiffres tournent autour de 2 à 3 %. Il est probable que le nombre de procédures collectives continuera à augmenter fortement en 2023. Néanmoins, je ne crois pas au « tsunami » annoncé. Certes, l’Urssaf est en train de tenter d’obtenir des titres exécutoires qui contribueront certainement, à partir du 2e semestre 2023, à l’augmentation des ouvertures de procédures collectives. Certes aussi, plus généralement, il y aura un phénomène de rattrapage : en période normale au niveau national, nous aurions dû enregistrer environ 52 000 ouvertures de procédures collectives supplémentaires sur la période 2020-2022. Les mesures du « quoi qu’il en coûte » ont donc certainement constitué un effet d’aubaine pour ces sociétés qui ont ainsi bénéficié d’un sursis. Néanmoins, nombre d’entre elles ne viendront pas nécessairement en procédure collective. Nous avons en effet constaté un nombre de radiations au RCS anormalement élevé par rapport à celui des liquidations. Cela signifie sans doute qu’il y a eu beaucoup de liquidations amiables, notamment par cession de fonds de commerce qui ne sont donc pas passées par la case « procédures collectives ». Mais le gouvernement a su mettre en place des structures d’observation et d’intervention, qui ont porté et continuent de porter une attention soutenue aux entreprises, même après la sortie de la crise sanitaire, lors de la survenance de la crise énergétique par exemple. Je pense notamment aux conseils de sortie de crise départementaux qui gèrent les demandes d’aide financière et orientent les entreprises vers les intervenants susceptibles de les aider à résoudre leurs difficultés (CCSF, médiateur du crédit, médiateur des entreprises, conciliateur ou mandataire ad hoc, tribunal de commerce). Dans les Hautsde- Seine, il y a une très bonne coopération entre le tribunal et ces intervenants.

Dans quels secteurs se trouvent les entreprises les plus concernées par ces difficultés ?

Nous voyons des difficultés dans tous les secteurs, mais notamment dans le bâtiment, les petits commerces, la restauration et l’hôtellerie. La fin des mesures du « quoi qu’il en coûte », l’augmentation du prix de l’énergie et des matières premières affectent surtout les sociétés qui sont dans un rapport de force défavorable vis-à-vis de leurs clients ou de leurs fournisseurs. Par exemple, dans le secteur du bâtiment, les producteurs de matériaux imposent des hausses aux négociants qui les répercutent sur leurs clients, constructeurs de maisons individuelles (CMI). Ces derniers sont pris en tenaille entre leurs fournisseurs et leurs clients particuliers qui n’ont pas les moyens d’accepter une hausse de prix, car leur apport personnel et leur financement bancaire sont déjà au maximum de leurs possibilités. Geoxia est une bonne illustration de ce phénomène. Mais ces difficultés sont communes à tous les secteurs dès lors qu’existe un rapport de force déséquilibré. Le médiateur des entreprises a ainsi appelé les entreprises en position de force à accorder des délais à leurs clients plus vulnérables.

Qu’anticipez-vous en restructuring pour 2023 ?

La crise sanitaire et la forte inflation du prix de l’énergie et des matières premières ont évidemment affecté les liquidités des entreprises et leur structure financière, donc leur capacité d’emprunt à un taux raisonnable pour leurs investissements de maintenance et de développement. Beaucoup d’entreprises vont ainsi avoir des problèmes de fonds propres qui devront être augmentés. Soit leurs actionnaires vont réinjecter des liquidités (s’ils en ont la volonté et les moyens), soit elles devront faire appel à des investisseurs extérieurs. À défaut, la cession sera impérative pour éviter la liquidation. Je m’attends donc à une proportion plus importante que la normale de plans de cession, à partir du second semestre.

Quelles sont vos observations sur les mesures annoncées par la Chancellerie pour réformer la justice économique ?

Tout d’abord, je salue la volonté du garde des Sceaux de développer la culture de l’amiable (conciliation ou médiation). Nous faisons beaucoup de conciliations à Nanterre, le bâtonnier y est très favorable et les avocats sont de plus en plus volontaires pour la développer. La création du tribunal des affaires économiques (TAE) me semble également une bonne mesure, car tous les juges des procédures collectives du tribunal de commerce de Nanterre sont titulaires du DU de droit des entreprises en difficulté de Paris Sorbonne et ont une longue pratique des procédures collectives des sociétés commerciales et des artisans. Intégrer les agriculteurs (peu nombreux dans les Hauts-de-Seine), certaines professions libérales et les associations ne pose donc aucun problème. Le tribunal de commerce de Nanterre devrait faire partie des quelques juridictions dans lesquelles le TAE sera testé à partir de 2024. Concernant la contribution financière des entreprises d’une certaine taille à la justice économique, j’y suis évidemment favorable. Je l’avais déjà expliqué à propos du dossier Veolia/Suez dans lequel nous avons été impliqués pour une dizaine de procédures. Le tribunal avait perçu, en tout et pour tout, quelques centaines d’euros alors même que les frais d’avocats déclarés par les deux groupes avaient totalisé plusieurs dizaines de millions d’euros. Si je n’ai rien contre le fait que cette contribution puisse abonder l’aide juridictionnelle, il serait souhaitable qu’elle puisse aussi financer un budget modeste de la justice consulaire. Les présidents des tribunaux de commerce ont attiré l’attention de la Chancellerie à de nombreuses reprises sur la nécessité d’avoir un budget propre. À Nanterre, cette année, le budget est de 1 700 € pour les 72 juges du tribunal qui financent de leur poche leurs déplacements, leur documentation juridique, leurs outils de bureautique et leur papier d’imprimante. Le garde des Sceaux a également annoncé la venue de magistrats judiciaires au sein des tribunaux de commerce. Nombre de juges consulaires y voient a priori un « échevinage rampant » auquel ils s’opposent. Il est vrai que cette proposition, sa motivation, les conditions mêmes de son application restent floues et ce d’autant plus que dans les cinq ans qui viennent, la justice non consulaire envisage de doubler ses recrutements de magistrats pour faire face à ses besoins propres sans être sûre d’y parvenir.

Quelles mesures auriez-vous souhaité voir retenues par le rapport et le garde des Sceaux ?

Une réflexion sur la carte judiciaire, intégrant à la fois une analyse de la taille des bassins économiques et le besoin de proximité du justiciable, me paraît souhaitable. Par ailleurs, plutôt que l’approche tribunal pilote-tribunaux satellites, pourrait être envisagée une démarche de partages de ressources et de compétences, entre tribunaux d’une même cour d’appel par exemple, sur le modèle des clusters en logistique. Il y a en outre un travail à mener sur la répartition des dépenses de fonctionnement entre le greffe et le tribunal, qui manque encore de clarté. Enfin, il conviendrait de remettre à l’étude l’intérêt d’étendre la compétence matérielle des tribunaux de commerce à l’ensemble des contentieux touchant aux entreprises pour en faire de vrais tribunaux des affaires économiques. On peut légitimement se demander pourquoi aujourd’hui les tribunaux de commerce voient leur échapper, au profit du tribunal judiciaire, les dossiers relatifs aux baux commerciaux et à la propriété industrielle, ou encore les dossiers dans lesquels une mutuelle est partie. Il est tout aussi incongru d’avoir limité à huit tribunaux les litiges en matière de pratiques restrictives de concurrence, ce qui oblige à des circonvolutions procédurales dans les dossiers où ce sujet n’est que partiel, et alors même que les tribunaux sont amenés à traiter des problèmes de concurrence déloyale ou de parasitisme. Ceci dit, la Chancellerie n’a pour le moment présenté qu’une partie des mesures qu’elle souhaite mettre en place…