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Pour une Europe de la compliance

Par LA LETTRE DES JURISTES D'AFFAIRES
Paru dans La Lettre des Juristes d'Affaires n°1397 du 20 mai 2019

Les éditions Dalloz et le Journal of Regulation & Compliance viennent de publier un ouvrage intitulé Pour une Europe de la compliance1. Placé sous la direction du professeur Marie-Anne Frison Roche, il tend à prouver que la compliance pourrait constituer le droit de demain, un droit sans frontière qui servirait à construire l’Europe. Explications.

L’ouvrage est publié en pleine période électorale. Doit-on en conclure que le droit de la compliance est intrinsèquement lié à la politique ?

À première vue, la compliance n’est pas liée au politique car sa technicité la préserve d’être soumise à des mouvements d’opinion ou à un parti. Mais les élections européennes sont une sorte d’occasion pour ce droit nouveau, pour des prises de positions innovantes de la Commission européenne et du Parlement qui seront bientôt composés différemment. À seconde vue, la compliance est intime du Politique, de l’État et des autorités publiques, en tant qu’institutions qui décident pour le futur d’un groupe social. La compliance explicite en effet des buts dont le Politique a l’ambition sur le long terme. L’objectif fixé est imposé aux entreprises en position de l’atteindre. Par exemple la lutte contre le changement climatique, la lutte contre la corruption ou, plus récemment, la lutte contre les contenus haineux dans le numérique. C’est une conception très européenne de la compliance, notamment celle qui est développée par la France et l’Allemagne. Une vision qui se soucie avant tout des droits de l’Homme et qui est opposée à la conception américaine qui est, quant à elle, surtout économique et financière, et se soucie uniquement de la prévention des risques mécaniques dans les systèmes.

Est-ce à dire que le droit de la compliance devrait servir à (re)construire l’Europe ?

La compliance pourrait constituer ce carburant qui manque à l’Europe, en recherche d’un nouveau souffle. Elle pourrait servir à réconcilier l’Europe et sa « technocratie » avec la population. Celle-ci ne comprend pas le sens de ces textes qui déferlent. Elle les perçoit soit comme des règles vides, soit comme des contraintes restreignant ses libertés. Si l’on parvient à construire mieux le droit de la compliance et à l’expliquer dans sa conception politique, son unité apparait : la protection de l’être humain, ce qui peut aider à réconcilier la population avec l’Europe et ses règles. L’ouvrage débute d’ailleurs par le témoignage de Koen Lenaerts, président de la CJUE, qui rappelle l’invention de la conception européenne de la compliance à travers les arrêts sur le droit à l’oubli dans le numérique. Le juge européen a été le premier à se saisir de cette question en refusant que l’internaute soit traité comme une chose. Son rôle fût décisif dans l’émergence de cette vision humaine de la compliance. Si la population comprend que l’autorité publique, décidant pour le futur du groupe social, exprime des ambitions et internalise dans des entreprises la concrétisation du souci de protéger chaque personne, ce autour de quoi la compliance trouve son unité, alors je crois que l’Europe pourrait être renforcée. Oui, la compliance peut nous faire aimer l’Europe !

Où en sont les législations de nos voisins ?

Pour le moment, les législations sont souvent concentrées sur des buts ponctuels, notamment de lutte contre la corruption, dont les dispositifs juridiques sont matures mais trop mécaniques. L’influence américaine est encore prédominante. Elle consiste à lutter contre la corruption ou le terrorisme, selon une approche systémique et dans une visée d’efficacité économique. La loi Sapin 1, par exemple, visait à lutter contre le favoritisme dans l’objectif de sauvegarder l’efficacité structurelle de notre économie concurrentielle. Le Bribery Act du Royaume-Uni a cette même ambition. L’objectif n’est pas la protection de la personne mais du système. Il faut aller plus loin, mettre la personne au centre. La conception chinoise de la compliance est encore plus extrême et regrettable puisqu’elle manie la compliance comme l’effectivité totale des normes, la conformité des comportements des personnes aux règles édictées. L’individu n’a aucun espace propre dans cette conception : il est en quelque sorte broyé par la loi grâce à la compliance. C’est le contraire qu’il faut construire : une Europe de la compliance qui offre une protection (vie privée, protection contre la haine, etc.). Mais la maturation d’une conception globale de la compliance reste lente. Voyons le verre à moitié plein : elle est à l’œuvre. Ainsi, la présidente du FMI, Christine Lagarde, a récemment expliqué que la priorité des états devait être la lutte contre la corruption, non pas seulement en ce qu’elle endommage les systèmes économiques mais en ce qu’elle démobilise la jeunesse dépourvue de repères.

Quelle place pourrait tenir la France dans cette Europe de la compliance ?

La France est très en amont sur ces sujets de compliance. En témoignent la loi Sapin 2, mais aussi, le récent rapport de la mission Loutrel sur « la responsabilisation des réseaux sociaux » tout comme les discussions entre Emmanuel Macron et Mark Zuckerberg sur la lutte contre les contenus haineux. Le droit de la compliance est encore en construction du point de vue du numérique. Je viens d’ailleurs de rendre un rapport au gouvernement sur L’apport du droit de la compliance dans la gouvernance de l’Internet, qui sera très prochainement rendu public. On retrouve en convergence cette conception du Politique qui veut concevoir un droit au service des êtres humains et non pas des humains obéissants à des process aveugles. Je crois en outre que l’axe franco-allemand pourrait être moteur dans cette construction d’une Europe de la compliance. Rappelons en effet que l’Allemagne, en raison des traumatismes du XXe siècle, a été l’un des premiers pays à légiférer sur le fichage et la gestion des données personnelles des citoyens. La France et l’Allemagne sont sans doute parmi les pays les plus heurtés par les propos de haine, d’antisémitisme, de racisme, etc. Unis, ils ne laisseront pas les machines broyer les êtres humains. La compliance et l’Europe sont là pour y faire rempart.

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