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« L’interventionnisme étatique risque d’être de plus en plus pressant »

Par Aurélia Granel

Pour protéger les entreprises françaises dont l’activité est jugée clé pour la nation en temps de crise sanitaire et économique, le ministre de l’Économie a annoncé le 29  avril de nouvelles mesures adaptant le dispositif de contrôle des investissements étrangers (IDE). Hubert Segain, associé responsable du département M&A du cabinet Herbert Smith Freehills, les analyse.

Quelles sont les dernières mesures prises par le gouvernement en matière de contrôle des IDE ?

La première résulte d’un arrêté du 27 avril dernier. Elle ajoute de manière pérenne le secteur des biotechnologies à la liste des activités de R&D portant sur des technologies critiques. Bien que la santé soit déjà couverte par notre règlementation depuis le décret Montebourg, le gouvernement a souhaité protéger plus spécifiquement ce secteur qui touche à la fois la recherche sur les organismes vivants et des domaines aussi variés que les activités agricoles, la santé, l’industrie ou l’environnement.

La deuxième mesure (dont le décret n’est pas encore paru), abaissera temporairement à 10 % (contre 25 % en temps normal) le seuil de détention par un investisseur non européen des droits de vote d’une société française cotée relevant d’un secteur sensible au-delà duquel la procédure d’autorisation est déclenchée. Le contrôle du ministère de l’Économie (MINEFI) s’exercerait selon une procédure spéciale accélérée : l’investisseur franchissant le seuil de 10 % de droits de vote devrait le notifier au préalable au MINEFI. Ce dernier disposerait alors de 10 jours à compter de la demande pour (i) décider si l’opération relève d’un examen approfondi sur la base d’une demande d’autorisation complète, un tel examen pourra conduire à ne pas autoriser l’investissement ou (ii) ne pas répondre, l’opération étant alors implicitement autorisée passé ce délai de dix jours. Ces dispositions applicables durant le second semestre 2020, ne s’appliqueraient pas aux investissements réalisés dans les dix jours suivants la publication du décret.

La France s’inscrit dans une stratégie protectionniste largement déjà à l’œuvre dans le reste du monde. Par crainte que des investisseurs opportunistes ou des États déjà sortis de la crise mettent la main sur leurs actifs stratégiques, bon nombre de pays ont annoncé un renforcement de leur contrôle. L’Australie a mis en place une autorisation préalable dès la première action achetée. L’Inde a indiqué que les investissements en provenance de pays frontaliers (ce qui vise en particulier la Chine) ne seront autorisés que par la voie d’une approbation gouvernementale. En Europe, dès le 17 mars, l’Espagne annonçait un contrôle pour toute acquisition supérieure à 10 % du capital d’une société espagnole relevant de secteurs sensibles par des investisseurs non européens au-delà d’un seuil d’1 M€. Début avril, l’Italie lui emboîtait le pas en appliquant des mesures similaires. Dernièrement, l’Allemagne a de nouveau renforcé son contrôle. Les Pays-Bas et le Royaume-Uni vont également suivre le mouvement.

Est-ce un vrai tournant ou aviez-vous déjà noté quelques prémices à ce changement de politique ?

Hasard du calendrier, la France avait déjà opéré une réforme en trois temps, achevée le 1er avril dernier. Un décret du 29 novembre 2018 a tout d’abord élargi les secteurs stratégiques. La loi Pacte a ensuite renforcé l’arsenal des sanctions en cas de non-respect de la procédure d’autorisation ou des conditions dont une autorisation peut être assortie. Depuis le 1er avril, date d’entrée en vigueur d’un décret et arrêté du 31 décembre 2019, de nouveaux secteurs stratégiques ont été ajoutés, notamment la sécurité alimentaire et le seuil de contrôle a été abaissé à 25 % au lieu de 33,3 % pour les investisseurs non-européens. Les procédures d’autorisation et d’instruction ont été réformées pouvant rallonger dans les faits à trois mois et demi les délais, au lieu de deux mois préalablement.

Le 31 mars, le MINEFI se serait opposé à l’acquisition par un groupe US coté, Teledyne, d’une new tech française, Photonis. Le veto du MINEFI a pu être révélé grâce à un filing auprès de la SEC. À l’occasion d’une récente conférence, le MINEFI a indiqué avoir dissuadé en 2019 de la même manière, dans de rares cas, d’autres investisseurs en fixant des conditions qui n’ont pas été acceptées par l’investisseur. Dans des cas encore plus rares, un avis défavorable aurait été même rendu. Ces statistiques devraient être officialisées prochainement par le ministère dans la mesure où la loi Pacte l’exige désormais chaque année. Enfin, le 11 octobre prochain, à la suite du nouveau Règlement UE, les investissements en provenance de pays tiers seront soumis à une procédure spécifique de filtrage de la part des États membres et de la Commission.

Selon vous, quelles seraient les possibles évolutions de marché dans les prochains mois ?

L’interventionnisme étatique risque d’être de plus en plus pressant. Depuis le début de la crise sanitaire, le gouvernement s’est dit prêt à nationaliser si nécessaire les entreprises françaises. L’État pourrait utiliser d’autres outils pour contrôler les IDE tels que les golden shares. La loi Pacte permet désormais à l’État de créer une golden share, à tout moment par décret, au sein d’entreprises stratégiques détenues sous certaines conditions par l’APE ou par Bpifrance. L’action spécifique confère à l’État de véritables prérogatives régaliennes : droit de contrôle en cas de prise de participation par des investisseurs étrangers, de nommer un représentant de l’État au sein du conseil sans voix délibérative ou encore de s’opposer aux cessions d’actifs qui seraient de nature à porter atteinte aux intérêts essentiels du pays. Il est intéressant aussi de noter la création de Lac 1, fonds d’investissement géré par Bpifrance, abondé pour l’instant à hauteur de 4,2 Mds€ par une vingtaine d’investisseurs, qui sera destiné à renforcer le capital des sociétés cotées françaises.

Hubert Segain Herbert Smith Freehills