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« Les Sages adressent un message rassurant à l’Autorité de la concurrence »

Par Anne Portmann

Le 26 mars 2021, les Sages ont déclaré inconstitutionnelles les dispositions du second alinéa du paragraphe V de l’article L. 464-2 du Code de commerce, dans sa rédaction résultant de l’ordonnance n° 2017-303 du 9  mars 2017, relative aux actions en dommages et intérêts du fait des pratiques anticoncurrentielles. Mélanie Thill-Tayara, associée du cabinet Dechert, décrypte cette décision et explique qu’il ne faut pas la surinterpréter.

Quelles étaient les circonstances de cette QPC ?

Cette QPC a été soulevée par la société Akka Technologies, dans le cadre d’un pourvoi en cassation contre une décision de l’Autorité de la concurrence la sanctionnant, à hauteur de 900 000 €, pour des pratiques d’obstruction. L’Autorité lui reprochait notamment des bris de scellés et une altération du fonctionnement d’une messagerie électronique lors d’une opération de visite et saisie. S’y est jointe la société Brenntag, également condamnée, dans une autre affaire, à une amende de 30 M€, pour des pratiques d’obstruction consistant en des réponses incomplètes et imprécises à des demandes de renseignement, puis en un refus de communication des éléments demandés par l’Autorité. Ces deux sociétés ont été sanctionnées sur le fondement des dispositions de l’article L.464-2, V, 2° du Code de commerce, qui permet à l’Autorité d’infliger une sanction pécuniaire pouvant atteindre 1 % du montant du chiffre d’affaires mondial hors-taxes du groupe auquel appartiennent les entreprises en cas d’obstruction à l’investigation ou à l’instruction.

Quel problème se posait ?

Il faut savoir qu’il existe, dans le Code de commerce, deux sortes de dispositions permettant de sanctionner une entreprise qui entrave le travail d’investigation et d’enquête des agents de l’Autorité. D’une part, les dispositions contestées en l’espèce, qui figurent à l’article L.464-2 du Code et qui prévoient une sanction administrative, et d’autre part, celles de l’article L.450-8 du même code, qui prévoient une amende pénale plafonnée à 1,5 M€ pour les personnes morales (et le cas échéant et en théorie, une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à deux ans). Bien entendu, l’Autorité n’a jamais recours à cette double qualification, et en pratique, le texte pénal n’est jamais utilisé par l’Autorité, d’une part, parce que le montant de l’amende est souvent moins dissuasif que celui de la sanction administrative indexée sur le chiffre d’affaires mondial du groupe sanctionné et, d’autre part, parce que le prononcé d’une sanction pénale nécessite d’aller devant le juge, alors que l’Autorité peut prononcer elle-même la sanction administrative. Le Conseil constitutionnel, qui a constaté que ces deux textes co-existaient et qu’ils permettaient de sanctionner le même comportement, a déclaré inconstitutionnelles les dispositions de l’article L.464-2 du Code de commerce qui lui étaient soumises.

Pourquoi cette décision a-t-elle une portée limitée ?

Les Sages ont déclaré la disposition inconstitutionnelle, mais seulement dans sa rédaction issue de l’ordonnance du 9 mars 2017, version en vigueur lors des décisions de sanction en cause. Mais il faut savoir que cette disposition, introduite dans le Code en 2008, est systématiquement reprise à l’identique, au gré des modifications législatives successives. La dernière version de l’article L. 464-2 du Code de commerce, qui date de 2020, contient donc exactement les mêmes dispositions – qui pourtant n’ont pas été sanctionnées par le Conseil constitutionnel, alors qu’elles posent exactement le même problème de constitutionalité. Comme le relevait un commentateur, c’est « ubuesque » !

Quelles sont les conséquences de cette décision ?

Il n’y en a pas en pratique, puisque l’Autorité peut toujours aujourd’hui se fonder sur le texte issu de la rédaction de 2020 pour infliger une sanction pécuniaire aux entreprises qui refuseraient de donner des informations ou en donneraient des erronées à leurs agents. On peut dire que la montagne a accouché d’une souris ! On peut cependant imaginer que le législateur envisage le cas échéant d’abroger le texte de l’article L. 450-8, le texte dont l’Autorité ne fait pour ainsi dire jamais usage, afin de ne laisser subsister, du moins en ce qui concerne les agents de l’Autorité, que les dispositions de l’article L. 464-2, qui prévoient une sanction plus dissuasive, pour garantir l’efficacité des enquêtes.

Quel message ont voulu donner les Sages, alors ?

Il m’apparaît que les Sages ont simplement voulu rétablir l’orthodoxie juridique en disant que les deux règles, qui avaient le même but, ne pouvaient pas coexister et qu’un seul texte devait subsister. Il me semble difficile d’y lire autre chose. Si le Conseil constitutionnel avait vraiment voulu priver l’Autorité de cette possibilité de sanction, il aurait pu je pense, sans difficulté, annuler purement et simplement le texte, sur toute sa période d’existence. Je doute, au vu de la qualité des membres du Conseil constitutionnel, que la limitation de l’inconstitutionnalité à la seule version de l’article issue de l’ordonnance du 9 mars 2017, alors que ses dispositions ont été reprises à l’identique par la loi de 2020, soit une simple erreur de plume. Il me semble plus probable que les Sages ont voulu adresser un message rassurant à l’Autorité tout en invitant le législateur à faire ce qu’il faut pour assurer la pérennité des pouvoirs du gendarme de la concurrence. En tout état de cause, il existe très peu d’affaires dans lesquelles ces dispositions sont utilisées. Il est très rare en France que les entreprises refusent de répondre aux demandes de l’Autorité, et la sanction pécuniaire en cause est davantage un instrument de dissuasion qu’une véritable menace.

Les conseils du dossier

Conseils de Brenntag AG : Pierre Zelenko, associé, Matthieu Blayney et Pierre Garenne de Linklaters, ainsi que Guillaume Hannotin, avocat aux Conseils, de la SCP Nicolaÿ, Lanouvelle, Hannotin.

Conseils de Brenntag SA : Marc Lévy et Natasha Tardif, associés, et Khushbu Kumar de Reed Smith ainsi qu’Olivier Texidor, avocat aux Conseils, de la SCP Celice, Texidor, Perier.

Conseils de AKKA : Anne-Laure-Hélène des Ylouses, associée, Clément Hubert et Lauren Mechri de Fieldfisher, ainsi que Frédéric Thiriez et Marie Dangibeaud, avocats aux Conseils, de la SCP Lyon-Caen & Thiriez.

Mélanie Thill-Tayara Autorité de la concurrence (ADLC) Autorité de la concurrence Dechert Conseil constitutionnel Akka Technologies