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Le Chili n’est pas tenu de négocier avec la Bolivie un accès à l’océan Pacifique

Par LA LETTRE DES JURISTES D'AFFAIRES
Paru dans La Lettre des Juristes d'Affaires n°1373 du 19 novembre 2018

Le 1er octobre dernier, dans un arrêt très attendu en Amérique Latine, la Cour internationale de justice de La Haye a jugé que le Chili n’était pas obligé de négocier avec son voisin bolivien, qui cherchait à retrouver un accès à l’océan Pacifique dont il avait été privé en 1883. Ben Juratowitch, associé en abritrage international chez Freshfields Bruckhaus Deringer, qui a défendu le Chili devant la CIJ, décrypte cet arrêt historique.

Quelle est la teneur de l’affaire ?

Le différend entre le Chili et la Bolivie trouve son origine dans un contexte historique ayant marqué leurs relations. Au 19e siècle, la Bolivie disposait d’un littoral le long de l’océan Pacifique. La guerre du Pacifique, opposant la Bolivie, le Chili et le Pérou entre 1879 et 1884, entraina l’occupation du territoire côtier bolivien par le Chili. Le traité de paix et d’amitié signé en 1904 a officiellement mis fin à la guerre du Pacifique entre les deux Etats, reconnaissant la souveraineté « absolue et perpétuelle » du Chili sur le territoire occupé.

Le Chili accordait à la Bolivie, « à titre perpétuel, un droit de transit commercial absolu et inconditionnel sur son territoire et dans ses ports situés sur le Pacifique ».

Depuis 1920, la Bolivie et le Chili ont échangé de manière épisodique sur l’accès de la Bolivie à l’océan Pacifique. Ces échanges entre les deux États sont à l’origine de la position de la Bolivie devant la Cour internationale de justice. La Bolivie soutenait devant la Cour que ces interactions auraient fait naître une obligation juridique à la charge du Chili de négocier en vue de parvenir à un accord octroyant à la Bolivie un accès pleinement souverain à l’océan Pacifique. Le Chili niait avoir assumé une telle obligation.

L’enjeu était de taille et le fait que le prononcé du jugement par la Cour fut retransmis au public sur des écrans géants en Bolivie et au Chili démontre l’importance de ce différend pour les deux pays.

Quelle est la position de la CIJ ?

Dans son arrêt sur le fond, rendu le 1er octobre 2018, la Cour a jugé que le Chili ne s’est pas juridiquement obligé à négocier un accès souverain à l’océan Pacifique et, par conséquent, a rejeté toutes les demandes présentées par la Bolivie.

La Cour reconnait que la négociation fait partie de la pratique courante des États dans leurs relations bilatérales et multilatérales. Elle fait observer qu’en principe, les États sont libres de recourir à des négociations ou d’y mettre fin. Néanmoins, ils peuvent aussi accepter d’être liés par une obligation de négocier. Ils sont alors tenus d’engager des négociations et de les mener de bonne foi, sans pour autant être obligés de s’entendre. Concernant les fondements juridiques allégués d’une obligation de négocier, la Cour indique que, en droit international, l’existence d’une obligation de négocier doit être établie de la même manière que celle de toute autre obligation juridique. Le fait de négocier une question donnée à un moment déterminé ne suffit pas pour donner naissance à une obligation de négocier. En particulier, pour qu’il y ait obligation de négocier en vertu d’un accord, il faut que les termes employés par les parties, l’objet, ainsi que les conditions de la négociation, démontrent une intention des parties d’être juridiquement liées. Cette intention, à défaut de termes exprès indiquant l’existence d’un engagement juridique, peut être établie sur la base d’un examen objectif de tous les éléments de preuve. Après avoir examiné les éléments rapportés par la Bolivie, la Cour a conclu qu’il n’existait aucune preuve d’une intention de la part du Chili d’assumer une obligation de négocier.

Quelle portée doit-on lui donner ?

Ce jugement est une réaffirmation par la Cour de sa jurisprudence antérieure sur les différentes sources du droit international, ancré dans une analyse détaillée des faits et du droit. La Cour a effectué un examen minutieux de chacun des nombreux échanges sur lesquels la Bolivie s’est appuyée, recouvrant plus d’un siècle d’histoire et d’échanges diplomatiques, et a examiné chacun des différents fondements juridiques invoqués par la Bolivie, pour rejeter chacun d’eux. La décision de la Cour était prévisible pour toute personne ayant soigneusement étudié les échanges sur lesquels la Bolivie a fondé ses arguments.

La portée de cet arrêt est double. Tout d’abord, la Cour a confirmé que les négociations sont inhérentes aux relations internationales et que le fait d’entamer ou de participer à des négociations n’engage à rien. Cet aspect de l’arrêt est rassurant pour les États et les diplomates. Mais l’arrêt de la Cour montre aussi les limites du droit et du processus judiciaire dans le règlement des différends entre États. Pour reprendre les mots du président de la Cour, M. Yusuf, de nationalité somalienne, « la Cour a fait ce qu’elle pouvait en tant que juridiction dont la fonction est de dire le droit ». Le droit ne saurait prétendre appréhender tous les aspects des relations interétatiques sous toutes leurs formes. La Cour elle-même conclut son jugement en estimant que sa décision ne doit pas empêcher de poursuivre le dialogue et les échanges afin de trouver une solution qui relève de l’intérêt mutuel de la Bolivie et du Chili. Cependant, comme l’a reconnu la Cour, ceci est une question politique et non pas juridique.

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