Connexion

« La raison d’être peut constituer un moyen de défense contre une OPA hostile »

Par Ondine Delaunay

Herbert Smith Freehills vient de publier l’étude pour 2020 sur les moyens de défenses anti-OPA au sein des sociétés du CAC 40 et NEXT 20. Une analyse particulièrement intéressante, alors que les batailles boursières font frémir la place. Entretien avec Hubert Segain, associé du cabinet.

Depuis quelques mois, la presse se fait l’écho du grand retour des OPA dans le monde. La dernière en date concerne des groupes français : celle initiée par Veolia sur Suez. Comment expliquer qu’il y ait si peu d’OPA hostiles en France ?

Le principe d’une offre publique d’achat hostile c’est que son succès est incertain. Et l’incertitude n’est jamais du goût des dirigeants d’entreprises. En cas d’échec, ils deviennent en effet moins crédibles, donc vulnérables, pour avoir financièrement beaucoup investi dans une voie sans issue. Lancer une offre hostile en France entraine bien souvent une levée de boucliers de la cible, de ses salariés, des syndicats, suivies rapidement d’une campagne de communication négative dans la presse. Et l’initiateur s’attire les foudres sans être certain de la façon dont les actionnaires de la cible vont réagir, notamment quant au prix proposé. J’ajoute par ailleurs que le lancement d’une offre hostile est susceptible de réveiller tous les investisseurs qui avaient, un jour, regardé la cible mais s’étaient ensuite rendormis. Ils auront, eux-aussi, tendance à rentrer dans la danse pour peut-être proposer une offre alternative, quitte à s’allier avec d’autres investisseurs dans un consortium. Sortir le premier peut coûter cher, avec le piège de se faire doubler par un chevalier blanc.

Les outils de défense ont beaucoup évolué ces dernières années. Quels sont ceux qui sont les plus utilisés au sein du CAC 40 et du NEXT 20 ?

Pendant longtemps l’aspect multi-juridictionnel d’un émetteur, c’est-à-dire la cotation de ses actions sur plusieurs places boursières internationales, constituait un moyen de défense dans la mesure où il complexifiait le droit applicable à l’offre. Mais le pourcentage des sociétés concernées ne cesse de diminuer depuis 2007, pour s’établir désormais à 17 %. Au contraire, l’instauration d’un droit de vote double est en constante augmentation depuis la loi Florange de 2014. Il est d’ailleurs intéressant de noter que près de 18 % des sociétés dans lesquelles un tel droit de vote a été instauré ont prévu, comme condition, une durée de détention supérieure à deux ans. C’est notamment le cas pour les groupes LVMH, Hermès International, Michelin, Pernod-Ricard, Sodexo, Teleperformance ou encore Valeo. On notera également que les clauses de changement de contrôle ont fortement augmenté entre 2007 et 2020 (passant de 41,5 % à 79,5 %). Ceci s’explique par l’insertion de ces clauses dans les financements bancaires ou obligataires, ainsi que pour la mise en place d’indemnités de départ pour les dirigeants mandataires sociaux en cas de départ contraint lié à un changement de contrôle. Elles peuvent également être incluses dans des contrats conclus avec des clients ou fournisseurs, voire même dans des contrats de joint-venture. C’est par exemple le cas dans la JV signées entre les sociétés Essilor International et Nikon Corp permettant à cette dernière de racheter la participation d’Essilor ou de provoquer la liquidation de la société en cas de changement de contrôle du groupe français.

Qu’en est-il des bons Breton qui étaient auparavant plébiscités ?

Peu d’entreprises y ont recours aujourd’hui. Seules 8 % des entreprises composant le CAC 40 les ont mis en place. Il s’agit des sociétés Accor, Bouygues et PSA. Ce peu d’intérêt s’explique notamment par l’opposition marquée des proxys à ce type d’instrument. Proposer l’instauration de bons Breton dans une assemblée générale, c’est aujourd’hui prendre le risque d’avoir un vote négatif sur la résolution. Je note tout de même qu’en mars dernier, ISS a assoupli temporairement les conditions dans lesquelles ils voteraient en faveur d’une telle résolution.

On parle beaucoup de la société en commandite par actions dans le dossier Lagardère-Vivendi-Amber actuellement. Est-ce une arme anti-OPA efficace ?

La forme sociale de société en commandite par actions constitue en effet une arme efficace dans la mesure où l’initiateur de l’offre non sollicitée ne peut devenir que commanditaire, lui interdisant dès lors d’accéder aux fonctions de direction de la société. Cependant il faut rappeler que le choix pour cette forme sociale doit être fait avant la cotation. Or au sein du CAC 40, seules les sociétés Michelin et Hermès International disposent d’une telle forme sociale.

La loi Pacte a également introduit en droit français de nouvelles armes potentielles, mais qui n’ont pas encore été utilisées. Quelles sont-elles ?

Le conseil d’administration doit veiller à ce que l’offre proposée soit dans l’intérêt des actionnaires, des salariés et de la société elle-même. La loi Pacte a instauré l’obligation pour toute société d’être gérée « dans son intérêt social en prenant en considération les enjeux sociaux et environnement de son activité ». Cette notion d’intérêt social élargie donne aujourd’hui plus de marge de manœuvre au conseil d’administration de la cible. La loi Pacte a en outre créé la possibilité pour une société de formuler, dans ses statuts, une raison d’être « constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité ». Un peu plus d’un tiers des sociétés de l’échantillon a rédigé une raison d’être. Mais seules 13 % l’ont introduite dans leurs statuts (Atos, Carrefour, Danone, EDF, Engie, Orange et Worldline). Si elle est rédigée de façon suffisamment précise sur les valeurs défendues par le groupe-cible d’une OPA, la raison d’être peut constituer un moyen de défense contre une offre hostile, à condition bien sûr que l’initiateur ait des valeurs opposées à celles présentées dans la raison d’être de la cible. D’où l’importance de veiller à une rédaction précise et concrète de sa raison d’être, qui ne soit pas qu’un exercice de marketing…

Groupe PSA Bouygues Accor LVMH Herbert Smith Freehills Hubert Segain