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La juridiction unifiée des brevets suscite de fortes attentes

Par Charles Ansabère

Après des décennies de préparation, la réglementation européenne désormais en vigueur permet déjà aux entreprises et à leurs conseils de revisiter la gestion des brevets et des contentieux les concernant. Une nouvelle approche stratégique se dessine, comme l’expliquent Céline Bey, associée du cabinet d’avocats Gowling WLG, experte en droit de la propriété industrielle, et Nicolas Fouquet, directeur général de la PME familiale Santos.

Entrés en vigueur le 1er juin dernier, la juridiction unifiée des brevets (JUB) et le brevet unitaire (BU) modifient le panorama réglementaire. Que peut-on attendre de ces nouveaux dispositifs, de façon concrète ?

Nicolas Fouquet : En tant que fabricant de matériel destiné aux professionnels de la restauration (presse-agrumes, machines à café, etc.), exporté dans 130 pays, Santos dispose, de longue date, d’une forte culture des brevets. Ayant placé la propriété industrielle au cœur de notre stratégie de développement, nous attendons de l’envergure européenne de ce nouveau dispositif réglementaire qu’il permette désormais une approche cohérente de la gestion des brevets et de ses contentieux. Même si sa gestation fut longue, son entrée en vigueur constitue une étape importante car il était jusqu’à présent complexe, long et coûteux d’intenter des procès en contrefaçon dans plusieurs pays simultanément. Comme nous, les entreprises concernées par cette problématique de défense de leurs innovations et de leurs produits devraient donc tirer parti de ce système commun, d’autant qu’elles seront désormais en relation avec des juges d’envergure européenne et dont on peut attendre qu’ils disposent de fortes compétences techniques en matière de brevets. Qui plus est, pouvoir s’appuyer potentiellement sur cette réglementation dépassant les frontières de l’hexagone nous donnera très certainement « plus de poids » face aux acteurs du marché, américains ou asiatiques.

Céline Bey : Jusqu’à présent, les entreprises se trouvant exposées à la mise sur le marché de copies de leurs produits dans différents pays devaient intenter une action en justice dans chacun des pays concernés. Avec le nouveau système de la JUB, les entreprises peuvent choisir la division de la juridiction devant laquelle ils souhaitent agir et obtenir une décision unique, exécutable dans tous les pays concernés par la contrefaçon dès lors qu’ils sont signataires de l’accord. Par le passé, l’absence de juridiction unifiée créait une certaine insécurité juridique, chaque juridiction présentant ses avantages et ses inconvénients. En France ou dans d’autres pays, on pouvait notamment regretter d’être confronté à des procédures relativement longues, incompatibles avec les exigences du marché. Dans d’autres pays, la qualité des décisions dans une matière en général assez technique pouvait engendrer une certaine insatisfaction. L’entrée en vigueur de la JUB suscite donc un véritable espoir, d’autant que l’on devrait passer de procédures conduites souvent durant plusieurs années à des procédures finalisées dans un délai de l’ordre de 12 mois. Même si tous les pays de l’Union n’ont pas encore ratifié l’accord sur la JUB, il s’agit d’un changement significatif évident concernant les contentieux en matière de brevets dont toutes les entreprises devraient bénéficier, en particulier les PME pour qui la contraction du calendrier réduira, a priori, l’incertitude et les coûts liés à la gestion de ce type de contentieux.

Les actions des entreprises et de leurs conseils se trouveront-elles facilitées ?

Céline Bey : Il est certain que la rapidité constitue un facteur clé lorsqu’il s’agit de contrer l’action d’un contrefacteur. C’est pourquoi pouvoir s’appuyer sur un système juridictionnel qui couvre plusieurs pays représente un atout considérable en cas de contrefaçon d’ampleur internationale. Il ne sera plus nécessaire pour un cabinet d’avocats de disposer d’une force de frappe dédiée couvrant l’ensemble des législations concernées – même si cela sera toujours un avantage – ni de faire éventuellement appel à un confrère local : en tant qu’avocat d’un État membre de l’UE ayant ratifié l’accord, il nous est désormais possible de représenter nos clients devant les divisions de tous les pays signataires de la JUB quels qu’ils soient et quelle que soit la langue de la procédure. Les conséquences sont réelles, que ce soit pour les grands groupes mais aussi pour les PME, qui pouvaient faire preuve d’une certaine frilosité au moment d’envisager une telle action à la durée et au résultat incertains.

La JUB coexistera au moins pendant sept ans avec les juridictions nationales, période pendant laquelle les entreprises peuvent choisir de déroger temporairement au nouveau système, via l’opt-out. Cela ne remet-il pas en question les bénéfices attendus du nouveau dispositif ?

Céline Bey : La possibilité d’opt-out a complexifié le système créé et a pu, dans un premier temps, engendrer un certain scepticisme de la part des entreprises. Nous les avons beaucoup conseillées et rassurées sur les tenants et aboutissants de ce nouveau système juridictionnel et sur le fait que l’opt-out n’est pas définitif. Elles ont alors analysé leur portefeuille de brevets ainsi que leur profil de risque, afin d’établir la meilleure stratégie. Certaines ont donc décidé que, puisque l’opt-in implique notamment de voir potentiellement l’un de ses concurrents lancer une attaque centralisée de ses brevets, mieux vaut ne pas s’y exposer outre mesure et conserver provisoirement l’option des juridictions nationales. De la même façon, les entreprises ont choisi en général l’opt-out pour des brevets qu’elles savent moins forts… Plus le portefeuille de l’entreprise est vaste, plus cette question doit être finement étudiée. En revanche, pour des PME où l’innovation est davantage liée directement à l’activité économique, la décision repose souvent sur des critères différents.

Nicolas Fouquet : Une PME qui exploite ses brevets (à la différence de certaines entreprises du domaine des télécoms, par exemple, qui se sont constituées de très gros portefeuilles de brevets qu’elles n’exploitent pas forcément elles-mêmes) et qui bénéficie de la souplesse pour la période transitoire définie doit garder à l’esprit que l’objectif final est d’entrer dans le système de la JUB et du BU. Santos a une approche résolument européenne. Toutefois, nous avons retenu l’opt-out car, en tant que PME, nous avons souhaité ne pas être les premiers à « roder le système » : il serait dommage de se retrouver mis en difficulté à court terme et il nous a semblé souhaitable de laisser les grands groupes dotés de fortes politiques en matière de brevets se positionner les premiers dans le régime unifié. Pour autant, le critère de choix ne doit pas être exclusivement fondé sur la taille de l’entreprise : la force des brevets constitue le premier critère à examiner, sachant qu’un brevet qui a déjà fait l’objet d’un procès dont l’entreprise est sortie gagnante ne devrait pas faire l’objet d’une nouvelle attaque le ciblant sur l’ensemble de l’UE.

Céline Bey : Dans cette logique, la stratégie adoptée par les groupes disposant de gros portefeuilles a aussi plutôt consisté à privilégier l’opt-out pour les brevets faibles, car cette option oblige tous ceux qui souhaiteraient les attaquer à intenter des actions dans chacune des juridictions, ce qui rend les choses plus complexes et plus coûteuses.

La réflexion conduite à l’échelle du territoire européen modifie-t-elle donc les stratégies en cas
de contentieux autour des brevets ?

Nicolas Fouquet : À n’en pas douter, cette approche étend le champ des possibles. Alors que l’on pouvait avoir tendance à attendre de connaître les suites d’une procédure engagée en France avant d’imaginer poursuivre l’action à l’étranger, s’en remettre à un juge d’envergure européenne pourrait changer la donne – même s’il est encore un peu tôt pour en être certain. Cela étant, comme nous avons toujours conduit des réflexions à l’échelle européenne, je ne vois rien d’inquiétant au fait de devoir nous structurer pour nous adapter à ce nouveau cadre.

Céline Bey : Il faut d’ailleurs garder à l’esprit que les règles de procédure applicables dans le cadre de la JUB sont un mélange de règles issues des systèmes de common law et de civil law, avec un système de preuve inspiré du droit français. Notre pays est l’un des rares à avoir introduit la saisie contrefaçon depuis longtemps et les juges français disposent à cet égard d’une grande expérience de cette mesure dont les contours ont été définis par leur jurisprudence. Maintenant que la saisie contrefaçon peut être conduite dans tous les pays signataires, le système va gagner en cohérence et servir les intérêts des entreprises. N’oublions pas, toutefois, que l’accélération des procédures nécessitera aussi d’ajuster les moyens à déployer : les stratégies de défense devant être bâties en l’espace de trois mois, certaines entreprises ont d’ailleurs anticipé toute action visant certains de leurs brevets pour ne pas être prises de court. À terme, toutes les entreprises devront relever ce défi, et pour cela elles doivent pouvoir compter sur l’appui de leurs conseils, évidemment.