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« La France doit se saisir du défi de la régulation financière »

Par LA LETTRE DES JURISTES D'AFFAIRES
Paru dans La Lettre des Juristes d'Affaires n°1389 du 18 mars 2019

La Cour des comptes a rendu public, le 4 mars, un référé sur les moyens consacrés à la lutte contre la délinquance financière. Didier Migaud y déplore le manque d’unité et de coordination des services d’enquête qui nuisent à l’efficacité de la réponse judiciaire. Analyse de Kami Haeri, associé de Quinn Emanuel.

La Cour des comptes pointe des problèmes qui concernent en réalité, tout l’appareil judiciaire (manque d’effectif, moyens, spécialisation des services, etc.). Pourquoi se posent-ils de façon plus aiguë lorsqu’il s’agit de délinquance économique et financière ?

Il y a en effet une dimension un peu générale dans les constatations qui sont faites, qui touchent aux moyens de la justice. Le sentiment que l’efficience de la justice ne progresse pas, en dépit de l’augmentation, certes de manière insuffisante, des budgets consacrés est prégnant. Le partage entre les moyens consacrés au fonctionnement de l’appareil judiciaire et ceux consacrés à l’administration pénitentiaire est aussi un sujet. Il y a cependant, à l’heure actuelle, une polarisation sur la délinquance économique et financière, car un mouvement sociétal fait qu’à travers les grandes affaires politiques et financières, les notions d’éthique et de morale émergent aux côtés du droit. La montée en puissance des autorités de régulation, l’essor de la compliance favorisent l’avènement de la soft law, en complément de la hard law. Or, pour atteindre les objectifs fixés par la loi et les régulateurs, sans parler de moyens de preuves toujours plus sophistiqués à identifier des moyens importants sont nécessaires.

Le référé évoque notamment la spécialisation des magistrats et des services d’enquête. Qu’y voyez-vous ?

Il est préconisé la création d’un corps d’élite dédié à la délinquance en col blanc. Cet appel fait sans doute suite à l’apparition de nouveaux outils de lutte contre la délinquance financière, notamment avec les conventions judiciaires d’intérêt public (CJIP) opérées par le PNF, qui est désormais un service de référence et s’enracine dans le paysage judiciaire français (alors que les pôles économiques et financiers (PEF) créées en 1990 n’avaient pas fonctionné, comme le rappelle la note). Ces nouveaux outils de régulation ont entraîné une revalorisation profonde des sanctions en matière de délinquance financières, qui ne sont plus de simples multiples d’amendes prévues par la loi, mais des pourcentages de chiffre d’affaires qui peuvent frapper les entreprises de manière significative. Ceci s’accompagne du morcellement entre la responsabilité de la personne morale et celle des individus, qui ne bénéficient pas des mêmes possibilités sur le plan judiciaire. Cette reconnaissance au niveau national et international du rôle du PNF, nouvel acteur reconnu, ainsi que des régulateurs, stimule également la volonté des juges d’instruction de continuer de s’affirmer sur ces sujets, dans un phénomène, classique et prévisible, de tectonique des plaques. L’émulation entre le parquet et le siège, l’augmentation des normes l’extraterritorialité qui invite des régulateurs étrangers à appréhender des faits domestiques, l’intervention de nouveaux acteurs et l’utilisation de mécanismes très sophistiqués pour calculer le préjudice, allié à l’augmentation de la délinquance financière et économique appellent le recours à de nouveaux moyens, et notamment à des services d’enquête pointus et coordonnés entre eux.

C’est nécessaire pour apporter du contradictoire dans ces affaires ?

Oui, car elles sont le plus souvent issues d’enquêtes préliminaires, sur lesquelles le parquet a la main. Plus de 90 % des décisions répressives sont issues exclusivement d’une enquête préliminaire. En outre, au moment de l’audience, on mesure à quel point la parole du parquet a une valeur plus importante pour le juge du siège que la parole de la partie civile, a fortiori celle de la défense. Le respect du contradictoire est donc, dans ces dossiers, également notre obsession.

Les recommandations données par la Cour des comptes sont-elles suffisantes ?

Il est dommage et étonnant que la dimension internationale ne soit pas intégrée par la Cour des comptes, qui n’a pas appuyé son constat pertinent par le fait qu’une orientation en direction de la coopération internationale est nécessaire. C’est d’autant plus dommage qu’au niveau des autorités de régulation, cela a été pris en compte et le dialogue est permanent entre les régulateurs des différents pays. Le PNF et le DOJ américain ont, par exemple, coordonné une enquête, puis établi un communiqué commun dans l’affaire Société Générale. Il aurait été souhaitable de le prendre en compte, sur un plan politique, pour appuyer le fait que la France doit prendre sa place en tant qu’acteur de la régulation financière internationale, dans l’intérêt de l’attractivité de la place. Un autre point m’interroge, c’est la recommandation n° 4, qui préconise le développement du recours à des compétences externes dans les deux ministères concernés. Que veut dire cette externalisation ? Est-ce l’annonce d’une nouvelle ère pour les enquêtes et l’ouverture de la culture judiciaire française - en matière de compliance notamment - au recours à des tiers, tels que des cabinets d’avocats ou de forensic, mandatés par les régulateurs pour les aider dans les enquêtes ? Ce serait une approche intéressante et innovante qui permettrait également de juguler le manque de moyens relevé à juste titre par la Cour des comptes.

Kami Haeri LJA1389 Didier Migaud Régulation financière Quin Emanuel