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Divulgation par un journaliste financier d’une information privilégiée

Par Ondine Delauynay

Saisie à titre préjudiciel, la CJUE a estimé, ce 15 mars, que la divulgation par un journaliste financierd’une information privilégiée, portant sur la publication prochaine d’un article relayant desrumeurs concernant des sociétés cotées en Bourse, est licite, si elle est nécessaire pour mener àbien une activité journalistique et respecte le principe de proportionnalité. Richard Milchior, associédu cabinet Herald, décrypte les enjeux de cet arrêt rendu en grande chambre.

Dans quel contexte cet arrêt a-t-il été rendu ?

Lutte contre les délits d’initiés ou protection de laliberté de la presse ? Voilà les termes du débat posépar la cour d'appel de Paris à la Cour de justice del’Union européenne (CJUE), à titre préjudiciel, dansune affaire visant à faire annuler une décision del’Autorité des marchés financiers (AMF). Un journalisteavait publié, sur le site du Daily Mail, desarticles relayant des rumeurs de dépôt d’OPA surles titres Hermès et Maurel & Prom. Les prix indiquésdépassant les cours sur Euronext, les coursont augmenté le lendemain de ces publications. Peuavant, des ordres d’achat avaient été passés par desrésidents britanniques qui ont revendu leurs titresjuste après. Le journaliste a été condamné à 40 000 € d’amendepar l’AMF, pour avoir fait part de la publication prochaine de sesarticles à deux résidents britanniques et ainsi communiqué des « informations privilégiées ». Saisie de ce recours, la cour d'appelde Paris a interrogé la CJUE sur l’interprétation des dispositions dudroit de l’Union sur les opérations d’initiés (directives 2003/6/CE et2003/124/CE, ainsi que le règlement UE 596/2014 sur les abus demarché, abrogeant ces directives, dit règlement MAR). La premièrequestion visait à savoir si une information portant sur la publicationà venir d’un article relayant une rumeur de marché est considéréecomme une information privilégiée, relevant de l’interdictionde divulguer de telles informations. Cette information avait-elle uncaractère précis ? Ce caractère constituant l’un des critères de lanotion d’information privilégiée. Les autres questions concernaientles limites de l’activité journalistique dans ce contexte.

Sur quels fondements juridiques s’est appuyée la CJUE ?

La grande chambre de la CJUE a estimé, dans son arrêt (C-302/20), que la divulgation est licite, quand elle est nécessaire pour mener à bien une activité de journalisme, dans le respect du principe de proportionnalité. La Cour, d’abord, dit pour droit qu’« […] est susceptible de constituer une information à caractère précis, […] une information portant sur la publication prochaine d’un article de presse relayant une rumeur de marché concernant un émetteur d’instruments financiers et que sont pertinents, aux fins de l’appréciation dudit caractère précis ,pour autant qu’ils aient été communiqués avant cette publication, le fait que cet article de presse mentionnera le prix auquel seraient achetés les titres de cet émetteur dans le cadre d’une éventuelle offre publique d’achat ainsi que l’identité du journaliste ayant signé le dit article et de l’organe de presse en assurant la publication […] »et ajoute : « Quant à l’influence effective de cette publication sur le cours des titres auxquels celle-ci se rapporte, si elle peut constituer une preuve ex post du caractère précis de ladite information, elle ne saurait suffire, à elle seule, en l’absence d’examen d’autres éléments connus ou divulgués antérieurement à ladite publication, à établir un tel caractère précis ».Selon la seconde réponse, la communication d’informations privilégiées à des fins journalistiques peut être justifiée au titre de la liberté de la presse et de la liberté d’expression. Pour la CJUE, est faite« à des fins journalistiques », au sens de l’article 21du règlement MAR et protégée par cette liberté, la divulgation par un journaliste, à l’une de ses sources d’information habituelles, d’une information portant sur la publication prochaine d’un article à sa signature relayant une rumeur de marché, si ceci est nécessaire pour permettre de mener à bien une activité journalistique incluant les travaux d’investigation préparatoires. La dernière réponse est que « la divulgation d’une information privilégiée par un journaliste est licite lorsqu’elle doit être considérée comme nécessaire à l’exercice de sa profession et comme respectant le principe de proportionnalité ».

Que pensez-vous de cet arrêt ?

La réponse à la dernière question est cryptique, les attendus ne traçant pas de limites claires. La Cour rappelle le principe de la liberté de la presse de la Charte des droits fondamentaux et ajoute que la divulgation qu’elle permet doit être « nécessaire » pour vérifier les informations du journaliste. La divulgation à des personnes spécifiques ne peut aller au-delà de ce qui est « nécessaire » à la vérification. S’agissant dela vérification d’une information relative à une rumeur de marché, est-il « nécessaire » de divulguer au tiers la teneur de la rumeur et l’information relative à la publication prochaine d’un article relayant cette rumeur ? La proportionnalité est plus complexe à saisir. La restriction à la liberté de la presse que l’interdiction de divulgation engendrerait ne doit pas être excessive par rapport au préjudice qu’elle risque de porter à l’intégrité des marchés. Il faut tenir compte de l’effet potentiellement dissuasif pour l’exercice de l’activité journalistique (investigation préparatoire comprise), d’une telle interdiction et aussi du respect par le journaliste des règles et codes professionnels. Il faut aussi évaluer les effets négatifs pour l’intégrité des marchés de la divulgation de ces informations privilégiées, notamment du risque d’atteinte à l’intérêt public d’assurer une transparence intégrale et adéquate du marché, afin de garantir la confiance des investisseurs. Reste maintenant à la cour d’appel de Paris de dire s’il était nécessaire, pour le journaliste cherchant à vérifier la véracité d’une rumeur de marché, de divulguer à un tiers, outre la rumeur, le fait qu’un article la relayant serait publié prochainement ? Si oui, la cour devra appliquer ici le principe de proportionnalité posé par la CJUE. En tout état de cause, les journalistes financiers devront être plus prudents dans le futur, à propos des informations qu’ils peuvent fournir à leurs contacts, pour obtenir les confirmations dont ils ont besoin.

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