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« Ce rapport devrait permettre le débat sur le système de l’enquête préliminaire »

Par Anne Portmann

L’inspection générale de la Justice (IGJ) a rendu le 15 septembre 2020 au garde des Sceaux son rapport sur une enquête préliminaire menée par le parquet national financier (PNF). Les inspecteurs, qui ont constaté des dysfonctionnements dans le processus d’enquête concernant le dossier dont ils ont été saisis ont formulé 19 recommandations pour améliorer le fonctionnement global de ce parquet spécialisé. Kami Haeri, associé du cabinet Quinn Emanuel Urquhart & Sullivan y voit aussi une opportunité pour remettre en cause le système de l’enquête préliminaire. Interview.

Le rapport, qui devait porter sur les dysfonctionnements évoqués dans la conduite d’une enquête préliminaire précise par le PNF, pointe des problèmes concernant le fonctionnement global du PNF. Qu’en pensez-vous ?

Les enquêteurs de l’IGJ ont réalisé une enquête générale sur le PNF afin de ne pas mettre en péril la séparation des pouvoirs, et c’est à cette occasion qu’ils ont pu évoquer le dossier particulier dans lequel certains dysfonctionnements ont été allégués. Il s’agit d’une enquête très dense, très fouillée et très détaillée. Le rapport a une approche très pondérée et prudente des difficultés constatées par les inspecteurs au PNF. Il rappelle l’historique de l’institution, et son rôle important dans la modernisation de la Justice, ses résultats, ses apports en matière de crédibilité et de rayonnement en France et dans le monde, malgré les difficultés politiques rencontrées lors de sa création. Mais le rapport pointe aussi que le PNF est submergé par un flot excessif de dossiers, qu’il existe une pénurie criante de moyens, qu’il y a des soucis d’organisation, que l’on manque de personnel et que les outils ne sont pas adaptés.

Parmi les 29 recommandations qui figurent à la fin de ce rapport, beaucoup portent d’ailleurs sur des questions processuelles…

En effet, la majorité de ces recommandations portent sur le mode de fonctionnement au sein du PNF, sur la gestion des données, le mode de fonctionnement en binôme, qui ne semble pas atteindre ses objectifs, l’absence de communication entre les différents services, etc., mais au-delà de ces problèmes importants de charge de travail, de manque de personnel, d’organisation et de moyens, de la longueur des procédures, il existe deux sujets de fond. Il y a d’abord celui du périmètre du secret professionnel de l’avocat, duquel le garde des Sceaux s’était d’ailleurs emparé à la suite de la remise du rapport Perben, mais il y en a un autre, et de taille, qui est, à mon sens insuffisamment abordé dans le rapport, c’est celui de la nature même de l’enquête préliminaire.

C’est-à-dire ?

Sur les dysfonctionnements de l’enquête précisément visés par cette mission, les enquêteurs de l’IGJ établissent que c’est à la suite d’une erreur de transmission et d’une demande erronée de jonction des procédures, que des avocats intervenant dans le dossier « source » ont appris que leurs relevés téléphoniques avaient été analysés dans le cadre d’une procédure distincte, ancienne, longue, et dont ils ignoraient tout. C’est en réalité par accident que les avocats ont appris que cette enquête les visant existait et qu’elle était en cours depuis plusieurs années. Il est surprenant de constater que le caractère secret, discrétionnaire et non-contradictoire des enquêtes préliminaires ne questionne pas davantage magistrats et enquêteurs. Seulement deux ou trois des 29 recommandations du rapport abordent le point de l’équilibre de l’enquête et lorsque l’on lit les développements du rapport, on constate que ce point ne semble avoir été abordé que par les avocats interrogés. Pourtant ce sont les caractéristiques mêmes de l’enquête préliminaire qui sont à l’origine de ces dérives et de cette affaire

Quels sont les risques de ce type d’enquête ?

Si nous comprenons tous les nécessités l’enquête, le risque, lorsqu’un instrument aussi puissant ne fait l’objet d’aucun contrôle, ce sont les dérives. Je peux comprendre que certaines affaires soient sensibles, qu’elles nécessitent de la discrétion et un temps de traitement long, mais est-ce une raison pour confisquer tout contradictoire ? De plus, la question de l’enquête préliminaire dépasse largement la situation du PNF : la très grande majorité des enquêtes menée en France obéit à ce régime, la saisie du juge d’instruction étant très marginale. Le caractère opaque et secret de l’enquête créée une suspicion, un risque de dérives, et ce risque est accentué par l’absence de moyens de la justice, qui ralentit par nature le travail des parquets et des services d’enquête : le système présente une faiblesse structurelle, et le manque de moyens accentue ses défauts. Le rapport sur ce point ne va malheureusement pas jusqu’au bout alors que nous avions là une occasion unique de repenser l’enquête préliminaire.

Quelles devraient être, selon vous, les suites données à ce rapport ?

La Chancellerie a d’ores et déjà ouvert une enquête administrative. Mais le rapport de l’IGJ devrait amener à une réflexion plus générale sur les instances judiciaires, sur le problème des ressources, qui est récurrent, et sur le secret des avocats, mais il devrait aussi permettre d’ouvrir le débat sur le système de l’enquête préliminaire. Il ne semble pas que ce soit le cas. J’appelle de tous mes vœux une réflexion ambitieuse sur le rééquilibrage de l’enquête et j’espère que la Chancellerie la lancera. Le problème va au-delà de celui du secret professionnel de l’avocat, car on peut certes regretter que les « fadets » ne soient pas couvertes par le secret professionnel de l’avocat alors qu’il s’agit d’une matérialisation du travail d’un avocat qui devrait être protégée, mais on doit prendre davantage de perspective et voir, au-delà du sujet du périmètre du secret professionnel, celui du fonctionnement de l’enquête préliminaire qui pose une véritable question de démocratie judiciaire.

L’enquête qui a donné lieu à ce rapport visait précisément Eric Dupond-Moretti, devenu entre-temps garde des Sceaux, que d’aucuns accusent de conflit d’intérêts, qu’en pensez-vous ?

Il est vrai que la situation est très inhabituelle mais il faut rappeler que l’enquête de l’Inspection Générale de la Justice n’a pas été initiée par l’actuel Garde des Sceaux mais par son prédécesseur.

PNF (parquet national financier) Quinn Emanuel Urquhart & Sullivan Kami Haeri Inspection générale de la Justice (IGJ)