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Interview - Extension du domaine du droit de se taire

Par Anne Portmann

Aux termes d’une décision QPC du 8 août 2025(1), le Conseil constitutionnel a consacré la nécessité de notifier à une personne morale visée par une enquête de la Commission informatique et libertés (Cnil) le droit de garder le silence. Rémi Lorrain et Quentin Rousselot, avocats au sein du cabinet Temime, qu’ils viennent de rejoindre, analysent ce phénomène de contagion du droit au silence au-delà de la procédure pénale proprement dite.

Que pensez-vous de cette décision ?

Cette décision s’inscrit dans un mouvement initié depuis plusieurs années.

En pénal stricto sensu, le principe de la notification du droit au silence est posé depuis quelques années : il s’applique aux différents stades procéduraux (garde à vue/audition libre, interrogatoire de première comparution devant un juge d’instruction, audience), aux personnes physiques et morales (voir notamment Crim., 24 mai 2016, n°15-83.516) et il est sanctionné par la nullité de l’acte en cas de défaut. Les incertitudes s’estompent donc progressivement.

Mais ce droit au silence ne se cantonne pas au droit pénal stricto sensu car il est également reconnu en « matière pénale » au sens de la CEDH et « à toute sanction ayant le caractère d’une punition » au sens du Conseil d’état (sanctions administrative et disciplinaire par exemple ; v. CE., 8 déc. 2023). Et, en ce domaine, beaucoup d’incertitudes existent : à quels stades doit-il être notifié ? quelles sont les personnes concernées ? quelle est la sanction en cas de défaut de notification ?, etc.

La solution dégagée par la décision du 8 août 2025 permet d’en lever une : ce droit au silence doit être notifié à toutes personnes, y compris les personnes morales, devant l’ensemble des autorités administratives et publiques. On ne peut donc que se réjouir d’une telle précision.

Pourquoi était-il nécessaire de le consacrer aussi nettement ?

Cette décision vient clairement consacrer une pratique que les avocats ont déjà pu constater depuis quelques mois : certaines autorités administratives et publiques ont commencé – sans attendre une censure constitutionnelle ou un changement législatif - à notifier, de façon artisanale, aux personnes morales poursuivies leur droit de se taire.

Une telle notification apparait indispensable à plusieurs égards.

Tout d’abord, rien ne justifie un sort procédural distinct entre personnes physiques et morales. Premièrement, les personnes morales sont toujours représentées in fine par des personnes physiques. Deuxièmement, ces personnes morales encourent des sanctions pécuniaires parfois plus élevées devant des autorités administratives que devant le juge pénal. Troisièmement, il n’y a aucune raison de distinguer les garanties procédurales là où la loi ou le Conseil constitutionnel ne les distingue pas.

Ensuite, l’enchevêtrement des procédures administratives et pénales (sorte de « procédure unique circulaire ») devrait encourager à faire bénéficier le justiciable des garanties les plus fortes des deux procédures.

Le Conseil Constitutionnel avait pourtant refusé de consacrer le droit au silence lors d’opérations de visite et de saisie menées par l’Autorité des marchés financiers (AMF) quelques mois auparavant(2). Comment l’expliquez-vous ?

Certaines autorités rêvent de mal comprendre cette décision QPC de mars 2025, qui avait déclaré conformes à la Constitution les dispositions du CMF autorisant les enquêteurs de l’AMF à recueillir des explications lors de l’exercice du droit de visite. Cette décision ne dit qu’une seule chose : les dispositions contestées n’avaient pas pour objet, ni pour effet de permettre le recueil d’explications « sur des faits pour lesquels la personne serait mise en cause » d’où la conformité constitutionnelle. A contrario, dès l’instant où l’on recueille - à l’oral comme à l’écrit - des explications sur des faits pour lesquels la personne serait mise en cause, le droit au silence doit être immédiatement applicable.

En résumé, il faut distinguer deux situations : d’une part, les interrogations des enquêteurs sur des éléments de fait, et là, le droit au silence est de mise, et, d’autre part, les sollicitations des enquêteurs sur d’autres éléments (obtention de documents, etc.), et là, le droit au silence n’est pas applicable.

Cela rappelle un peu la distinction entre réquisition et audition en procédure pénale. Le mis en cause ne peut pas s’opposer aux réquisitions de l’autorité judiciaire, mais il peut opposer le droit au silence lors de son audition. L’obligation de coopérer avec les autorités administratives ne doit pas être le faux-nez d’interrogatoires qui ne disent pas leur nom.

Cette extension du droit au silence est-elle heureuse ?

La notification du droit de se taire, même s’il est peu exercé en matière de droit répressif des affaires, doit être la plus absolue possible. Personne ne devrait être contraint de témoigner contre lui-même : quel que soit le domaine répressif (administratif ou pénal), quel que soit le stade procédural (enquête, instruction ou audience), quel que soit le support des déclarations (orales ou écrites), quel que soit le statut de la personnalité juridique (morale ou physique). Nous espérons que le législateur interviendra rapidement sur cette question cruciale.