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Intelligence collective : l’adhésion plutôt que l’injonction

Par LA LETTRE DES JURISTES D'AFFAIRES

Le 20 mai 2025, la Lettre des juristes d’affaires (LJA), en partenariat avec l’Association française des juristes d’entreprise (AFJE) et Juriconnexion, a organisé un temps d’échanges autour de l’intelligence collective. Une matinée foisonnante, au cours de laquelle intervenants et participants ont insisté sur l’importance de la communication.

C’est Rokhaya Pondi, fraîchement nommée présidente directrice générale de Lamy Liaisons, qui a donné le coup d’envoi des travaux de cette matinée. Revenant sur l’étymologie des mots « intelligence » et « collectif », elle a souligné que si l’on revenait aux racines de ces deux termes, l’expression était redondante, puisque le latin intellegere vient d’inter (entre) et legere (ensemble) et que « collectif » provient de colligere, qui signifie rassembler, insistant sur l’idée d’agir de concert, en équipe, pour être plus efficace. Ondine Delaunay, rédactrice en chef de la LJA a rebondi sur l’idée qu’unis, on pouvait accomplir bien davantage que seul, en laissant son ego au vestiaire pour avancer ensemble au profit d’un objectif commun. Vers la victoire, peut-être, ainsi que l’a suggéré l’ancien sélectionneur de l’équipe de France de rugby à XV, Marc Lièvremont, keynote speaker de cette matinée. Au cours d’une intervention stimulante, il est revenu avec beaucoup d’humilité sur son parcours de joueur, d’entraîneur, puis de sélectionneur, filant la métaphore sportive pour expliquer à quel point l’esprit d’équipe et la fédération d’individualités très différentes permet de dépasser les limites. Car, quoi de commun entre un pilier fidjien, un ailier sud-africain et un demi-d ’ouverture du sud-ouest ? Pourtant ces personnalités très affirmées doivent s’allier pour avancer, coûte que coûte, en se faisant des passes vers l’arrière avec un ballon ovale aux rebonds erratiques. « J’ai l’habitude de dire qu’une équipe de rugby, c’est quinze capitaines », a plaisanté l’international, insistant sur le fait que le leadership impliquait de l’exemplarité, une adaptation permanente et de la considération aux individualités. Selon Marc Lièvremont, un bon leader est celui qui fait autorité, c’est-à-dire qui fait grandir les autres et donne à tous la conscience que l’on a besoin les uns des autres. « C’est ce qui créée l’émulation » a-t-il conclu avant de faire, littéralement, une passe décisive aux organisateurs, ouvrant ainsi une conférence plénière consacrée à l’IA.

L’IA, nouveau « terrain de jeux » des juristes

Animée par Grégoire Hanquier, directeur produits et production de Lamy Liaisons, la plénière de la matinée a rassemblé le directeur juridique de Microsoft France, Anton Carniaux, Thomas Sely, de FTI Consulting, Mahasti Razavi, associée du cabinet August Debouzy et Daria Viktorova, responsable juridique de Daregal. Ils ont chacun expliqué comment transformer l’essai pour parvenir à la mutation de l’écosystème juridique avec l’IA générative, afin de passer d’une logique de production du droit de type industrielle à une œuvre collective. Mahasti Razavi note qu’il n’existe pas de schéma type de recours à l’IA. Si la transformation radicale est encore loin d’être accomplie, tous voient poindre les gains concrets que l’on peut en espérer, que ce soit en termes de temps ou de valeur. « Récemment, nous avons pu expliquer à un client pourquoi le droit était un atout, sans passer par de longues et fastidieuses explications. Nous avons pu être tout de suite percutants en utilisant l’IA », a-t-elle expliqué. Anton Carniaux confesse utiliser une IA générative pour écrire ses discours lors d’interventions comme celle-ci. Daria Viktorova indique quant à elle que son cas d’usage favori est la rédaction, pour réécrire des clauses, reformuler un courriel ou encore rédiger une note juridique en s’adaptant à son interlocuteur. Thomas Sely, conscient de jouer les Cassandre, a averti sur les risques et les limites de l’IA, insistant sur le fait qu’elle devait être utilisée de façon méthodique et documentée et appelant à organiser des formations adaptées. Le panel a ensuite débattu de la gouvernance de l’IA et de la mise en place d’un cadre interne. Daria Viktorova a indiqué avoir mis en place une taskforce data et IA au sein de l’entreprise afin d’acculturer les salariés. Mahasti Razavi observe que chez ses clients, qui auparavant rejetaient l’IA en bloc, on identifie désormais les cas d’usages où l’IA peut être autorisée ou non autorisée. Thomas Sely relève toutefois qu’en matière de gouvernance, les entreprises n’ont pas encore atteint un niveau de sophistication très élevé. « Les choses sont encore relativement cloisonnées et le rôle du directeur juridique apparaît central en la matière », lance-t-il. Selon Mahasti Razavi, au quotidien, l’apparition de l’IA fait naître des situations paradoxales. Quant à la formation des jeunes talents, par exemple, utiliser l’IA peut sans doute leur permettre de se concentrer sur des tâches à forte valeur ajoutée, mais l’accomplissement de tâches répétitives leur confère aussi une expérience précieuse. Les intervenants sont également revenus sur la définition de la valeur, très relative, et de son coût. « Si un cabinet met 30 heures à élaborer un modèle de contrat qui permettra à une entreprise de vendre sa production pendant 10 ans, quelle sera la valeur de ce modèle ? », se demandent-ils. Ils s’accordent en tout cas sur le fait que l’IA va permettre d’améliorer la transparence et la prévisibilité des honoraires d’avocats. Anton Carniaux, en guise de conclusion de cette plénière, rappelle toutefois que selon la loi de Conway, les structures et les silos qui existent au sein des organisations vont forcément limiter l’efficacité de l’IA. « Ce sont d’abord ces silos qu’il faut casser pour se transformer », lance-t-il.

Comment évoluer sur le terrain ?

La matinée s’est poursuivie avec cinq ateliers thématiques, abordant chacun des enjeux concrets et actuels du monde juridique sous forme de « world café », permettant aux participants de prendre part, successivement, à plusieurs discussions. De la transformation digitale à la communication interprofessionnelle, en passant par les trajectoires de carrière, ces échanges ont permis d’explorer les multiples facettes de l’évolution des métiers du droit.

 

L’atelier « moderniser ses outils », animé par Anne-Laure Camilleri, business developer chez Diligent, et Anne Chalandon, documentaliste chez Orange, a ouvert le débat sur l’intégration des outils digitaux dans le quotidien des juristes, au prisme notamment de l’intelligence artificielle, qui promet un gain de temps considérable. Mais cet engouement soulève plusieurs questions essentielles : quels sont les usages pertinents ? Quelles limites faut-il poser ? Loin de remplacer l’humain, l’IA vient en renfort, sans jamais occulter la relation client, l’intuition, la créativité ou l’intelligence émotionnelle. Comme l’a rappelé Anne-Laure Camilleri : « Ce n’est pas l’outil qui crée le besoin, mais le besoin qui guide le choix de l’outil. » La discussion a également pointé la résistance au changement, alimentée par la crainte d’une perte d’expertise ou de la disparition de certaines fonctions, comme celle du stagiaire. Pourtant, l’enjeu n’est pas de remplacer, mais de repositionner ces profils vers des missions à plus forte valeur ajoutée. Face à l’inflation normative (RSE, réglementation européenne, reporting extra-financier, etc.), l’IA se révèle un allié précieux.

L’atelier « Mieux communiquer entre avocats et directions juridiques », animés par Charlotte Vier, associée fondatrice de l’agence Avocom et Timothé Kieffer, directeur juridique adjoint de SNCF Réseau, a quant à lui exploré cette relation, souvent complexe. La clé d’une collaboration réussie repose sur une meilleure connaissance mutuelle, sont convenus les participants. Les directions juridiques attendent des avocats qu’ils comprennent leur environnement, qu’ils s’imprègnent de leurs enjeux de transformation et qu’ils anticipent leurs besoins. Le modèle de facturation évolue également : forfaits, taux moyens, bordereaux de prix unitaires tendent à remplacer la traditionnelle facturation horaire. L’atelier a souligné l’importance de la création de valeur. Les directions juridiques n’achètent pas du temps, mais une valeur stratégique, réputationnelle ou financière qu’il faut pouvoir chiffrer. La relation doit impliquer toutes les équipes. Parmi les bonnes pratiques à retenir : des rencontres physiques régulières entre juristes et avocats pour renforcer les liens humains.

L’atelier « Mieux travailler ensemble », co-animé par Magali Rohart, directrice juridique, fiscale et compliance chez Auchan Retail France et Filipe Borgès, head of legal operations de BPCE, a prolongé la réflexion sur la collaboration entre cabinets d’avocats et directions juridiques. Pour travailler efficacement ensemble, il est impératif de mieux se connaître. Cela suppose une compréhension du secteur d’activité, mais aussi un accès à certains opérationnels, seuls à même de partager la réalité du terrain et les enjeux spécifiques. La généralisation des échanges en visioconférence, bien que pratique, limite parfois la connaissance en profondeur. D’où l’importance de rituels de collaboration : brief initial clair, réunion de lancement (kick-off), identification des rôles de chacun, suivi régulier, et retours d’expérience à la fin du projet. La transparence reste un mot d’ordre : sur les équipes mobilisées, les outils utilisés, les forfaits appliqués, ou encore la méthodologie projet. Ces pratiques nourrissent une relation de confiance durable, fondée sur l’écoute et la co-construction.

Audrey Déléris, manager executive Fed Legal et Morgane Boucher, VP general counsel & compliance officer France Bureau Veritas, ont quant à elles animé les échanges autour des évolutions de carrière. Les différents témoignages de cette table ronde ont révélé que le choix de passer d’un cabinet d’avocat à une direction juridique est souvent motivé par une quête d’équilibre personnel et d’impact stratégique qui permet de rester au cœur du droit tout en élargissant son rôle. Une expérience en cabinet reste un tremplin précieux pour intégrer une direction juridique, en raison de la rigueur, de la hauteur de vue et de la crédibilité qu’elle confère. Toutefois, les opportunités étant rares, il faut savoir élargir son champ de vision, envisager une mobilité géographique, ou accepter de reprendre un poste de juriste senior pour évoluer ensuite. 

 

Ian De Bondt, directeur associée de Fed Legal et Christelle Le Calvez, directrice juridique gouvernance, droit boursier et financier d’Orano, abordaient le recrutement et la fidélisation des jeunes juristes. Le dialogue, fécond et pragmatique, a débouché sur des recommandations concrètes. Bonne nouvelle : les managers croient en la jeunesse. Les intervenants ont aussi salué une « génération réaliste », capable d’exprimer ses attentes tout en acceptant les recadrages et critiques constructives. Côté recrutement, il est essentiel de donner de la visibilité aux candidats : sur les missions à venir, les possibilités d’évolution, et la simplicité du processus. Une transparence bienvenue, à condition d’éviter les promesses irréalistes. Pour fidéliser les jeunes talents, la clé réside dans un management de confiance. Exit le micro-management : place à la responsabilisation, à la considération et au feedback régulier. Créer des moments d’échange informels et maintenir un dialogue ouvert sont autant de leviers d’engagement.

Ces ateliers, riches en témoignages et retours d’expérience, ont permis d’illustrer à quel point le droit est traversé par des mutations profondes. Face aux transformations technologiques, à l’évolution des modèles de collaboration et aux aspirations des nouvelles générations, l’adaptabilité, la curiosité et l’ancrage humain ainsi que la communication apparaissent plus que jamais comme les meilleurs atouts des professionnels du droit. T

La rédaction