Intelligence artificielle et droit : une nouvelle ère de collaboration entre directions juridiques et cabinets d’avocats
Orianne Rivaud, associate general counsel in competition law chez L’Oréal, et Oriane Cannac, counsel au sein du cabinet international Aavagard et chief legal architect de la plateforme d’intelligence artificielle Sisu by Aavalynx, proposent un regard croisé sur l’évolution de l’intelligence artificielle générative (IA) dans le monde du droit et l’impact de l’IA sur la collaboration entre directions juridiques et cabinets d’avocats.
L’IA transforme le paysage juridique à grande vitesse, remaniant tant la pratique du droit que les relations entre directions juridiques et cabinets d’avocats. À mesure que se multiplient les outils d’automatisation, l’enjeu n’est plus seulement technologique : il devient stratégique. Les directions juridiques visent le recentrage sur la création de valeur, tandis que les cabinets cherchent à offrir des services optimisés. Cette évolution soulève des questions profondes sur les attentes des directions juridiques en matière de transparence et de valeur ajoutée. Dans ce nouvel écosystème, la clé résidera dans une coopération agile, où juristes et avocats uniront expertise humaine et IA pour s’adapter aux exigences du marché.
L’IA transforme tant les pratiques des cabinets d’avocats que des directions juridiques
Les promesses de l’IA sont claires : cette nouvelle technologie pourrait considérablement accroître l’efficacité des directions juridiques et des cabinets d’avocats, et ainsi permettre de mieux contrôler les coûts liés aux prestations juridiques. Ce potentiel transformateur est aujourd’hui reconnu par les professionnels du droit. Anna Golovsky, directrice des opérations juridiques chez IAG, témoigne que les mentalités ont changé : « Il y a six ans, les nouvelles technologies suscitaient le scepticisme. Aujourd’hui, 85 à 90 % de notre équipe juridique pense que l’IA améliorera l’efficacité et la productivité »(1).
L’intérêt accru de la profession juridique pour l’IA a été récemment confirmé par Thomson Reuters dans leur rapport 2025 sur l’IA : aujourd’hui, 59 % des cabinets et 57 % des directions juridiques estiment que l’IA devrait être intégrée à leur travail (2). De plus, 26 % des professionnels du droit affirment déjà utiliser l’IA, comparé à seulement 14 % en 2024(3). La fréquence d’utilisation de l’IA est également haute : 69 % des utilisateurs au sein des cabinets, et 73 % des utilisateurs au sein des directions juridiques, utilisent l’IA au moins une fois par semaine(4).
Concernant les tâches déléguées à l’IA par les professionnels du droit, les sondages effectués par la LJA en avril 2025 révèlent que 79,3 % des répondants délèguent l’analyse de documents juridiques, et 65,5 % la gestion administrative des dossiers. 55,2 % des répondants seraient également prêts à utiliser l’IA pour la recherche juridique(5).
Ces chiffres confirment que l’IA est une innovation d’ores et déjà intégrée dans le quotidien d’un nombre croissant de professionnels du droit. Cette évolution soulève une question centrale : comment l’utilisation de l’IA redéfinira-t-elle la collaboration entre directions juridiques et cabinets d’avocats ?
Défis et opportunités de la collaboration entre directions juridiques et cabinets d’avocats à l’ère de l’IA
Attentes réciproques réévaluées, équilibre entre expertise humaine et automatisation : l’IA ne transforme pas seulement les outils disponibles aux professionnels du droit, mais également les dynamiques entre directions juridiques et cabinets d’avocats. De nouveaux défis et opportunités se dessinent alors dans ce paysage juridique innovant.
L’un des principaux défis relatifs à la collaboration entre directions juridiques et cabinets d’avocats découle de la difficulté de mesurer le retour sur investissement de l’IA(6). Si les directions juridiques peuvent évaluer les gains en mesurant la réduction des honoraires versés aux cabinets utilisateurs d’IA(7), cette approche est insuffisante. En effet, malgré une adoption croissante de l’IA dans les cabinets, les honoraires facturés continuent d’augmenter, rendant l’impact réel de la technologie difficile à quantifier(8). Comme le souligne Alex Kelly, co-fondateur de la plateforme Brightflag : « Il n’y a pas eu de changement fondamental dans la manière dont les cabinets d’avocats [ayant recours à l’IA] exécutent leur travail »(9). Cette situation souligne un enjeu de fond : l’évolution nécessaire du modèle de facturation à l’heure en cabinet, de moins en moins adapté à une pratique du droit optimisée par l’IA.
À cette difficulté d’évaluation s’ajoute un autre obstacle majeur : le manque de transparence sur l’usage effectif de l’IA par les cabinets. Bien que 59 % des directions juridiques interrogées expriment le souhait que leurs cabinets intègrent l’IA dans leurs pratiques(10), elles sont 71 % à ne pas savoir si cela est effectivement le cas(11).
Ces constats représentent une opportunité stratégique pour l’ensemble de la profession. Un dialogue ouvert entre cabinets et directions juridiques peut amorcer une transition vers un modèle de collaboration plus aligné avec les attentes de ces dernières. En exprimant leur volonté de réduire le recours à la facturation horaire et en encourageant une utilisation transparente de l’IA, les directions juridiques peuvent influencer en profondeur l’évolution des modèles économiques et organisationnels des cabinets. La perspective est encourageante : davantage de clarté sur les outils utilisés, une meilleure prévisibilité budgétaire, et une rémunération fondée non sur le temps passé, mais sur la valeur réellement ajoutée au dossier.
Un autre défi de taille pour la profession est l’apparition inévitable de nouveaux métiers(12) tel que le « legal operations officer », chargé d’améliorer l’efficacité et la rentabilité des services juridiques en intégrant des technologies avancées, ainsi que le « legal AI expert », spécialiste de l’IA appliquée au droit qui exploite l’apprentissage automatique et l’analyse de données par l’IA afin d’automatiser et améliorer les services juridiques(12).
Cette évolution offre l’opportunité unique de renforcer la collaboration entre directions juridiques et cabinets d’avocats, avec notamment le développement d’outils communs à la profession. Certaines plateformes d’IA, tel que la plateforme spécialisée en contentieux et arbitrage international Sisu by Aavalynx, ont pour objectif d’accroître la transparence entre professionnels du droit en permettant aux cabinets ainsi qu’à leurs clients d’avoir accès à une interface contenant (i) les informations clés du dossier, et (ii) la gamme d’outils IA nécessaires à l’optimisation de la pratique du contentieux, tant au sein des directions juridiques que des cabinets. D’autres plateformes, tel que ContractMatrix, ont développé des outils spécialisés en transactionnel permettant aux juristes et avocats de bénéficier de l’IA pour réviser, rédiger et négocier des contrats.
Grâce à une meilleure circulation de l’information sur ces plateformes, cabinets et directions juridiques peuvent travailler de manière plus fluide et intégrée. En pratique, ces outils devront néanmoins s’assurer (i) d’être compatibles avec les systèmes de sécurité IT interne des entreprises, (ii) d’être intuitifs d’utilisation pour garantir la promesse d’efficacité et convaincre les utilisateurs résistants au changement, et (iii) de relever les enjeux éthiques, notamment en matière de confidentialité et de responsabilité en cas d’erreur de l’IA.
Au-delà de la collaboration entre cabinets et directions juridiques, l’IA bouleverse également la collaboration au sein de l’entreprise entre directions juridiques et autres directions. En fournissant des analyses factuelles, des statistiques précises, voire des conseils stratégiques proactifs, l’IA est un puissant levier pour le leadership, permettant aux dirigeants de prendre des décisions optimales. Cela représente une formidable opportunité de renforcer l’influence et le rôle transverse de la direction juridique, justifiant pleinement sa présence au sein des plus hautes sphères de gouvernance.
En somme, l’IA ne se contente pas de transformer les pratiques juridiques ; elle redéfinit la collaboration entre directions juridiques et cabinets d’avocats. En facilitant la co-construction de solutions juridiques et l’émergence de nouveaux modèles économiques, l’IA ouvre la voie à une relation plus intégrée et fondée sur une véritable alliance de compétences. Cette dynamique devrait encore s’accélérer avec l’essor de l’IA agentive, qui introduit des agents autonomes capables d’agir de manière ciblée. Dans ce contexte, il est impératif pour les professionnels du droit – exerçant en entreprise ou en cabinet – de maîtriser ces technologies pour maximiser leur valeur ajoutée et optimiser leur pratique.