Intégrer la notion douanière dans la négociation des contrats
Les annonces foisonnantes et contradictoires sur les droits de douane du président américain, Donald Trump, déstabilisent l’économie mondiale et les entreprises sont dans le brouillard. Marie Fernet, docteure en droit, fondatrice du cabinet éponyme et spécialisée dans les questions douanières, analyse la situation pour les entreprises.
Qu’est ce que la situation actuelle a d’inédit ?
Dès lors qu’un pays de l’importance des États-Unis fait barrage en augmentant les droits de douane, les flux économiques vont se réorganiser car les opérateurs vont chercher à investir ailleurs, les chaînes d’approvisionnement vont être bouleversées, etc. Il est vrai que depuis les années 90 et l’admission du libre échange comme principe, la situation était relativement stable, bien que les États-Unis aient beaucoup navigué entre libre échange et protectionnisme. Il y avait déjà eu une crise similaire, mais bien moindre, lors du premier mandat de Trump, et ensuite Joe Biden, a relâché la pression, qui se resserre à nouveau. À ces difficultés s’ajoute la perte d’influence l’Organisation mondiale du commerce (OMC), notamment en raison de l’échec de son organe des règlements des différends (ORD).
Pourquoi l’économie s’affole-t-elle à ce point ?
Pour les raisons évoquées plus haut : parce que la hausse des barrières à l’entrée des États-Unis va reconfigurer le commerce mondial, que les chaînes de valeur vont être bouleversées. Parce que cela créée aussi de l’incertitude pour les opérateurs. Il y a aussi une certaine forme de responsabilité des médias, qui face à la communication erratique du président américain, commentent ses différentes sorties contradictoires sans aller voir ce que dit réellement le droit et si les annonces se concrétisent juridiquement. Jusqu’à preuve du contraire, les annonces faites dans un post ne sont pas du droit. Cela inquiète les opérateurs,
Comment peut-on anticiper cette situation dans les entreprises ?
Le problème vient du fait qu’au sein des entreprises, la question douane est totalement dispersée entre plusieurs intervenants : la direction fiscale, la direction juridique, la logistique, les achats, etc. Le sujet n’est absolument rationalisé, faute d’habitude et de culture. Il faudrait d’abord commencer par faire une cartographie des flux. Les entreprises devraient bien vérifier tous leurs contrats et intégrer la notion douanière dans les négociations. Cela leur permettra d’anticiper pour s’adapter et réagir. Il convient d’attendre que le chaos retombe avant de prendre des décisions définitives. Les entreprises doivent s’assurer d’avoir des process, des responsables compétents qui connaissent bien toute la chaîne et de la documentation pertinente pour justifier les choix faits en matière de classement tarifaire, d’origine et de valeurs des marchandises. Il faut pouvoir bien choisir les Incoterms, notamment pour les flux en direction des États-Unis.
En résumé, il est important de mettre en œuvre une véritable stratégie douanière, et de questionner les différentes notions en fonction des intérêts de l’entreprise qui sont bien évidemment différents selon que l’on est une multinationale, une ETI, une PME... C’est là l’apport essentiel de cette crise, qui est l’occasion pour les entreprises de rationaliser ces questions.
Il est sans doute aussi temps de négocier pour introduire dans les contrats des clauses de révision de prix ou des possibilités de rupture anticipée en cas de variation des tarifs qui ferait chuter voire disparaître la rentabilité de l’opération. La clause d’imprévision doit être particulièrement scrutée : peut-être peut-on prévoir la hausse des droits de douane et/ou des barrières non tarifaire parmi les évènements déclenchant la renégociation ? Prévoir des mécanismes de résiliation ? Une médiation ? La clause de révision de prix peut aussi s’avérer utile pour préserver l’intérêt économique de l’exécution des contrats, malgré une hausse des droits de douane.
Quel sont les secteurs qui doivent être vigilants ?
En premier lieu, évidemment, les secteurs dans lesquels la suspension temporaire des droits de douane pour 90 jours ne s’applique pas, à savoir ceux de l’acier, de l’aluminium ou de l’automobile. Quant à ce qui se passera après la période de suspension, nul ne peut le prédire. Si l’Union européenne parvient à négocier un accord avec les États-Unis, on pourra se rassurer. Dans le cas contraire, l’Union Européenne appliquera certainement des mesures de rétorsion. La communication d’Ursula Von der Leyen laisse par ailleurs penser que l’Union européenne va parallèlement favoriser les accords bilatéraux avec d’autres pays.
Dans l’hypothèse où un contrat deviendrait trop coûteux à exécuter, la force majeure, et notamment l’argument de l’imprévisibilité, pourrait-elle être invoquée par les investisseurs lésés ?
L’imprévisibilité me semble assez difficile à justifier. Donald Trump avait annoncé l’augmentation des tarifs douaniers dans son programme, ce qui limite la pertinence de cette notion. Lors de son précédent mandat, il y avait déjà eu des hausses tarifaires, même si c’était dans une moindre mesure. Des arguments issus des clauses des traités bilatéraux ou multilatéraux éventuellement conclus par les États-Unis pourront être invoqués par les États, mais cela relève des actions entre États, pas directement des choix des entreprises.