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« Il faut mettre en place dans les cabinets une politique de conflict check »

Par Anne Portmann

Une ordonnance du 8 février 2023, qui entrera en vigueur le 1er septembre 2024, simplifie et sécurise le cadre juridique applicable à l’exercice en société des professions libérales réglementées. Le bâtonnier Francis Teitgen en livre son analyse.

Quels changements cette ordonnance apporte-t-elle au régime des structures d’exercice ?

Les principaux changements sont liés à son objectif de simplification et de sécurisation du cadre juridique applicable à l’exercice en société des professions libérales réglementées. Elle passe par le regroupement des professions libérales réglementées en trois familles : les professions de santé, celles juridiques et judiciaires, et les autres. Elle crée un dispositif unique qui entraîne l’abrogation notamment de la loi du 29 novembre 1966 relative aux SCP et de la loi du 31 décembre 1990 relative à l’exercice sous forme de sociétés des professions libérales réglementées et aux SPFPL. Les sociétés civiles professionnelles sont désormais régies par les articles 5 à 33 de l’ordonnance. La tentative de rénovation de cette forme d’exercice, en déclin, n’apporte pas de bouleversements si ce n’est la possibilité de constituer une SCP pluri professionnelle, qui ne me paraît pas être appelée à un grand succès. Les SEL connaissent, de leur côté, de profonds changements. Notamment, leur capital social peut désormais être majoritairement détenu par des associés à l’une quelconque des professions juridiques ou judiciaires. Un notaire peut donc être détenteur de la majorité du capital d’une société exerçant la profession d’avocat. L’avocat n’est donc plus nécessairement maître chez lui. L’ordonnance améliore enfin le dispositif des holdings libérales (SPFPL) et élargit leur périmètre d’investissement. Cela favorisera le développement économique des entreprises libérales d’autant que des personnes morales pourront être associées au sein d’une SPFPL. Bien entendu, ce sont les décrets d’applications qui permettront d’avoir plus de précisions concernant les modalités de fonctionnement de ces nouvelles sociétés.

Quels sont les points de vigilance à avoir vis-à-vis de ce nouveau dispositif. Quels points risquent d’être des « nids à contentieux » ?

En ce qui concerne les points de vigilance, l’article 50 de l’ordonnance créée de nouvelles contraintes administratives. Ainsi, les sociétés d’exercice libéral devront adresser, une fois par an, « un état de la composition de [leur] capital social, les droits de vote afférent, ainsi qu’une version à jour de [leur] statut ». Il faudra également communiquer les « clauses de toute convention portant sur l’organisation et les pouvoirs de direction, d’administration et de surveillance », si ces derniers ont fait l’objet d’une modification au cours de l’exercice écoulé. Ce sont des charges administratives supplémentaires pour les avocats dont on se demande si les Ordres auront les moyens de les traiter. La mise en conformité des SEL existantes aux exigences de l’ordonnance, qui doit être effectuée au plus tard au 31 août 2025, doit également préoccuper d’ores et déjà les confrères concernés. Si l’ordonnance a mis un terme à une source de contentieux en neutralisant la jurisprudence de la Cour de cassation qui considérait que le retrait d’un associé dans les sociétés d’exercice libéral n’avait aucun fondement légal et qu’il était, de ce fait, impossible, l’ordonnance va en créer d’autres. Par exemple, l’article 36 prévoit que les associés des SPFPL sont tenus indéfiniment à l’égard des tiers des engagements pris par chacun d’eux en qualité d’associé. Il y avait, pour l’AARPI, une possibilité d’adoption d’une clause statutaire qui évitait la solidarité des associés et de la structure qui n’est pas ouverte dans l’ordonnance. Cela crée un risque de contentieux pour les associés des sociétés en participation qui ne pourront pas échapper à la solidarité. L’ordonnance prévoit également la possibilité de dépatrimonialisation. C’est une excellente disposition car de nombreux conflits concernent l’évaluation de la clientèle à l’occasion du départ ou de l’exclusion d’un associé. Mais le principe de liberté de choix de l’avocat par le client est cardinal dans notre profession. La clientèle prétendument cédée peut immédiatement rejoindre tout autre avocat de son choix. Nul doute que les contentieux sur cette question ne sont pas près de diminuer.

Les dispositions visant à garantir l’indépendance des professionnels concernés sont-elles suffisantes ?

La question de l’indépendance du « professionnel exerçant » est cruciale, à l’égard des associés ou actionnaires qui sont extérieurs à la profession qui en constituent l’objet social. Si le principe est fixé par l’article 46 de l’ordonnance aux termes duquel « la moitié du capital social et des droits de vote est détenue, soit directement, soit par l’intermédiaire d’une SPFPL, par des professionnels exerçant au sein de la société », il énonce des dérogations. Ainsi, un avocat peut être associé minoritaire dans son cabinet et seul exerçant la profession. Est-ce une limitation à son indépendance ? Il y a un risque supplémentaire d’atteinte à l’indépendance chez l’avocat du fait de la possible existence d’un conflit d’intérêts entre la défense du client de l’avocat et les clients des membres des professions juridiques ou judiciaires majoritaires au sein du cabinet. L’ordonnance vise à renforcer la capacité entrepreneuriale des avocats. Elle ne peut donc pas restreindre la présence forte de non-avocats au sein de la société exerçant la profession. C’est pourquoi il me semble que les professionnels ont intérêt à mettre en place, à l’intérieur du cabinet, une politique de prévention des conflits d’intérêts qui s’imposera avant l’acceptation du dossier. Banale au sein des cabinets anglo-saxons, cette technique du « conflict check » a prouvé son efficacité.

Ce nouveau dispositif est-il, selon vous, de nature à favoriser le développement de l’interprofessionnalité ?

L’interprofessionnalité est aujourd’hui possible par catégories de professions libérales réglementées. La forme sociale qui la favoriserait est la SPE, qui permet l’exercice en commun des professions d’avocats, d’avocats aux Conseils, de commissaires de justice, de notaires, d’administrateurs et de mandataires judiciaires, de CPI, de commissaires aux comptes, d’experts-comptables, en y ajoutant les géomètres-experts et sous réserve du respect des obligations déontologiques propres à l’exercice de chaque profession. Jusqu’ici, elle semble pourtant peu utilisée : au 1er janvier 2019, il en existait 16 contre 37 au 1er janvier 2020. La SPFPL pluriprofessionnelle dont le capital est ouvert à l’ensemble des professions juridiques et judiciaires me paraît plus adaptée à nos professions mais elle est encore peu utilisée.