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Gérer les conflits d’intérêts des mandataires sociaux au sein de l’entreprise

Par Ondine Delaunay

Au début du mois, le cabinet August Debouzy a organisé une journée de conférences sur la judiciarisation de la vie économique, ses enjeux et perspectives pour l’entreprise. Au-delà de l’intervention de Gérald Darmanin, garde des Sceaux, particulièrement remarquée au sujet du rapport Ancel-Clay (cf. LJA 1476), un atelier a traité de l’épineuse question des conflits d’intérêts et de la responsabilité des dirigeants. Compte-rendu des propos tenus.

Le pitch de cette journée de conférences était pour le moins alléchant. Dans un contexte d’économie transformée, les entreprises doivent repenser leur approche contentieuse : identifier et anticiper les risques, élaborer des stratégies de défense innovantes et intégrer le contentieux comme un levier stratégique. Dans ce cadre, les risques liés à la responsabilité du dirigeant de l’entreprise et aux conflits d’intérêts des administrateurs, notamment, ne peuvent être ignorés et doivent être anticipés. La centaine de directeurs juridiques présents dans la salle – dont certains parmi les plus grands groupes de la place – ont suivi avec intérêt les propos tenus. 

Il faut dire que les débats étaient de haute volée, grâce à l’expertise remarquable de Sophie Schiller, professeure de droit à l’université Paris-Dauphine, entourée des trois associés du cabinet, Marie Danis, Valérie Munoz-Pons et Laurent Cotret. La notion de conflit d’intérêts existe dans plusieurs branches du droit, mais aucun article ne prévoit un régime précis pour la gérer. Elle peut être définie comme l’opposition marquée entre son intérêt propre et celui que l’on doit prendre en compte – dans le cas d’une entreprise, celui de l’intérêt social. Mais la professeure de remarquer : « Pour le dirigeant exécutif, le conflit d’intérêts est facile à définir, mais pour le membre du conseil d’administration, c’est plus délicat puisque le conseil d’administration est justement le lieu de confrontation des opinions ». Et la jurisprudence n’est pas éclairante sur la notion.

La délicate position des administrateurs

En matière pénale, Valérie Munoz-Pons observe que la notion de conflits d’intérêts n’est pas définie dans le code, mais son existence est un terreau pour la commission d’autres infractions (corruption, favoritisme, etc) et crée la suspicion des autorités de poursuite.

En matière civile, Marie Danis ajoute que la notion est instrumentalisée dans le cadre de précontentieux et de contentieux, notamment lorsque l’entreprise et son actionnaire n’ont pas les mêmes agendas. Elle pointe également « la difficulté d’apprécier la notion d’intérêt social lorsque la maison mère et ses filiales ont des divergences d’intérêts ». Les statuts ou la constitution d’un comité ad hoc peuvent ne pas être toujours suffisants pour régler le problème. Mais la professeure de rappeler l’arrêt de la Cour de cassation du 22 mai 2019 : en cas de conflit d’intérêt entre la société mère et sa fille, l’administrateur doit sauvegarder l’intérêt de chaque société(1)

Autre exemple donné : celui du désalignement d’intérêts entre une start-up liée par une relation capitalistique à un grand groupe. Dans ce cadre, Marie Danis recommande l’abstention de vote aux administrateurs qui ne se sentiraient pas indépendants. Mais elle remarque que ceux-ci peuvent ne pas avoir conscience de ce manque d’indépendance. « C’est alors au directeur juridique de sensibiliser les administrateurs à ce risque », prévient-elle. Valérie Munoz-Pons ajoute en effet que « la politique de gestion des conflits d’intérêts s’inscrit dans la gestion de la politique éthique du groupe ».

Pour Marie Danis, « les administrateurs ont tout intérêt à se faire accompagner par un avocat pour éviter de se trouver en difficulté ». Laurent Cotret partage son point de vue. Il rappelle que le conseil d’administration de X s’est fait juridiquement accompagner lorsqu’il avait des décisions importantes à prendre en toute indépendance vis-à-vis d’Elon Musk. « Ce n’est pas prôner une américanisation de notre droit que de recommander le soutien d’un conseil juridique aux conseils d’administration. Il convient d’aborder la question de façon totalement décomplexée ». L’associé reconnaît néanmoins la difficulté du paiement des honoraires des cabinets par les boards.

Les conflits d’intérêts lorsque l’entreprise est en difficulté

Il n’est pas rare que des conflits d’intérêts naissent au moment où la société connaît des difficultés. Bien souvent l’intérêt social diverge de celui des actionnaires, particulièrement lorsque ces derniers n’ont pas les moyens de remettre au pot. Laurent Cotret rappelle la clarté de la jurisprudence sur ce point : « C’est au dirigeant de prendre les décisions dans l’intérêt de la société (ex. une déclaration de cessation de paiements, recours aux procédures préventives), pas au board ». Et si le dirigeant n’agit pas dans l’intérêt social, les sanctions sont personnelles : banqueroute, interdiction de gérer… L’associé évoque également l’hypothèse de la mise en place d’une administration provisoire dans l’intérêt de la société, c’est-à-dire de la confiscation du pouvoir du dirigeant pour le confier de manière ponctuelle à un tiers indépendant.

Comme souvent, transparence, éducation et formation sont les meilleures solutions pour anticiper les risques.