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Vers un code des travailleurs ?

Par Aurélia Granel

Fondement actuel du salariat, le concept de lien de subordination est malmené par la pérennisation des nouveaux modes de travail, tels que le télétravail, le multi-statuts ou encore le statut de travailleur indépendant des plateformes – la Commission européenne doit publier sa proposition législative concernant la protection des travailleurs de plateforme le 9 décembre. Lors du colloque annuel d’AvoSial, qui s’est tenu le 6 décembre 2021 par visioconférence, un sociologue, des magistrats, des professeurs et des avocats ont notamment débattu de la nécessité de faire évoluer la notion de lien de subordination, correspondant davantage aux nouvelles réalités du marché.

«Nous faisons face à une transformation simultanée du travail salarié et indépendant, ce qui engendre une plus grande diversité des situations de travail et contribue à un brouillage des statuts d’emploi, avec l’émergence d’une zone grise entre le travail indépendant et salarié », a introduit Sophie Bernard, professeur de sociologie à Paris Dauphine. Avec cette évolution, la notion de lien de subordination, se caractérisant par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné, est-elle encore adaptée au monde du travail aujourd’hui ? Telle était l’une des questions posée par la première table ronde de la conférence organisée par Avosial, l’association des avocats spécialisés en droit social, pour son colloque annuel. « Le salariat et le droit du travail demeurent totalement adaptés au monde du travail actuel, mais cela ne veut pas dire que les critères du salariat n’ont pas besoin d’évoluer. Ces critères doivent faire entrer, dans le salariat, tous les travailleurs ayant besoin de protection, ce qui n’est pas le cas du critère de subordination », considère Pascal Lokiec, professeur de droit social à Paris I. Les employeurs ont de plus en plus de mal à déterminer le contenu du travail, en raison notamment de sa complexification. Dès lors, ils vont plutôt déterminer des objectifs et critères de performance, d’où un basculement de la prédominance du pouvoir de direction vers le pouvoir de contrôle dans le salariat aujourd’hui. Le professeur propose une définition alternative de la relation de travail, qui serait caractérisée par « l’exécution d’un travail sous le contrôle d’un employeur ayant le choix d’en déterminer les modalités d’exercice », et ponctuée d’un faisceau d’indices tels que la fixation d’objectifs, l’intégration dans un service organisé, la détermination des horaires et du lieu de travail etc. Murielle Asser, fondatrice du cabinet d’avocats Asser, souligne quant à elle la nécessité de donner une définition légale à cette notion jurisprudentielle, source d’insécurité juridique notamment pour les travailleurs indépendants de plateforme. Les magistrats qualifient en effet ces travailleurs d’indépendants ou de salariés selon les circonstances. Une problématique qui dépasse largement nos frontières, certains pays ayant créé un statut intermédiaire pour y remédier, mais qui n’a pas eu l’effet escompté.

Une substitution de la notion ?

Dès lors, faut-il substituer, à cette notion de lien de subordination, celle de risque économique ? « Je trouve cette notion de risque dangereuse car, dans les entreprises, le risque est désormais assumé par un certain nombre de salariés, notamment les cadres », estime l’avocat aux conseils François Pinatel. Celui-ci rappelle que, si l’on reprend le triptyque «direction-contrôle-sanction » de la notion de subordination, le contrat de travail est le seul à intégrer ce pouvoir de sanction. Au cœur du contrat de travail, cette discipline est fondamentale et justifie la protection des travailleurs via le salariat à ses yeux. L’avocat propose de légaliser cette définition jurisprudentielle, en insistant sur le caractère cumulatif des trois critères et sur le fait que la rupture d’un contrat n’est jamais qu’un principe sous-entendu dans tous les contrats à durée indéterminée et ne peut pas à lui seul caractériser le pouvoir disciplinaire. Pour Jean-Yves Frouin, ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation, cette question n’est pas nouvelle. « Il y a toujours eu des travailleurs dont la nature même de l’activité leur laissait une très large autonomie d’exercice nonobstant une réelle dépendance à une entité, de sorte que l’on pouvait déjà avoir du mal à les situer au regard de l’existence ou non d’un lien de subordination. Souvent, dans ces hypothèses, le législateur est venu en aide à ces travailleurs, en énonçant une présomption de salariat ou d’absence de salariat, indique-t-il. Certes, on peut estimer que ces rustines ne permettent plus de régler, au regard de la qualification statutaire, la multiplicité des hypothèses contemporaines dans lesquelles des formes nouvelles d’exercice de l’activité professionnelle sont marquées par une certaine autonomie du travailleur, mais donner une autre définition que le lien de subordination – notamment l’utilisation de la notion de contrôle pour appréhender la notion de travailleur – pour distinguer les travailleurs salariés des non-salariés, ne serait pas forcément plus précis et opératoire ».

Dans quel objectif ?

Si l’on décide d’abandonner cette notion de critère de subordination, l’objectif est-il purement et simplement de sécuriser les relations contractuelles, d’inclure dans le salariat un plus grand nombre de travailleurs pour étendre la protection apportée par le code du travail à ceux en situation d’incertitude au regard du lien de subordination, ou s’agit-il d’exclure du salariat un plus grand nombre de travailleurs ? « La tendance du juge et du législateur est d’inclure, dans le salariat, un plus grand nombre de travailleurs ou d’accorder une partie des droits des salariés à des travailleurs qui ne le sont pas. Au bout du compte je crois qu’il faut réfléchir à deux fois avant de déclarer que le lien de subordination est inadapté aux réalités du monde du travail aujourd’hui », indique Jean-Yves Frouin. Et Pascal Lokiec d’ajouter : « Si l’on devait mettre fin à l’insécurité juridique, à mon avis ce ne serait pas sur le contenu même de la définition, mais sur ses modalités de mise en œuvre. Pourquoi ne pas instaurer un système de présomption de salariat, pour les travailleurs indépendants des plateformes par exemple ? ». Ne faut-il pas simplement faire évoluer le code du travail vers un code des travailleurs, dont le champ d’application serait plus large et en lien avec la notion extensive des textes communautaires ?