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L’engouement des politiques pour la robe

Par Aurélia Granel

À 80 ans, Jacques Toubon vient de rejoindre le cabinet Dentons, en tant que consultant senior au sein de la pratique États souverains dirigée par David Syed. L’ancien garde des Sceaux sous la présidence de Jacques Chirac et Défenseur des droits est loin d’être le seul à embrasser la profession. Tour d’horizon des hommes politiques s’étant tournés vers le barreau.

L’avocature est une profession appréciée des hommes politiques, notamment depuis l’entrée en vigueur du décret du 27 novembre 1991 organisant la profession d’avocat, qui a grandement facilité le passage entre les carrières. Un rêve d’enfant, l’envie de faire fructifier son carnet d’adresses, d’arrondir ses fins de mois ou de meubler une future traversée du désert ? Peut-être un peu tout cela à la fois…

Cette passerelle a souvent été décriée par la profession. En témoigne l’abrogation, par l’ex-garde des Sceaux Christiane Taubira en 2013, du décret facilitant l’accès des parlementaires et anciens ministres à la profession d’avocat. Entré en vigueur avant l’élection présidentielle de 2012, il avait provoqué un raz-de-marée dans la profession. Il évoquait en effet la possibilité pour toutes « les personnes justifiant de huit ans au moins d’exercice de responsabilités publiques les faisant directement participer à l’élaboration de la loi », donc tant les parlementaires que les ministres, d’exercer comme avocat sans avoir à passer le Capa. Les détracteurs de la passerelle entre le monde politique et celui du barreau ont alors milité pour la défense de la profession, souhaitant conditionner son accès à l’obtention du précieux CRFPA.

Une profession appréciée des présidents, premiers ministres et gardes des Sceaux

Les gardes des Sceaux de la Vè République ont compté dans les rangs de nombreux avocats. Sous la présidence de François Mitterrand par exemple, lui-même avocat, citons Robert Badinter, qui a fondé en 1965, avec Jean-Denis Bredin, le cabinet d’avocats Badinter, Bredin et partenaires où il a exercé jusqu’à son entrée au gouvernement en 1981, mais aussi son successeur Michel Crépeau, connu pour sa déclaration « On ne remplace pas Robert Badinter, on lui succède ». Il n’y restera toutefois qu’un peu moins d’un mois, en annonçant : « J’ai été avocat pendant 28 ans et garde des Sceaux pendant 28 jours. Si je suis le seul ministre de la Justice à ne pas avoir commis d’erreur, c’est parce que je n’ai pas eu le temps. »

La tendance s’inverse avec les ministres de la Justice de la présidence de Jacques Chirac, ceux-ci ayant majoritairement prêté serment après leur carrière politique grâce à l’équivalence. Jacques Toubon récemment, mais aussi Dominique Perben qui a rejoint le cabinet Betto Perben Pradel Filhol, en avril 2017, en qualité d’associé. Il met aujourd’hui son expérience gouvernementale au service des clients du cabinet pour les accompagner dans la résolution de crises internationales impliquant ou mettant en cause des États étrangers. Pascal Clément était l’exception qui confirme la règle. Avocat à compter de 1982 et jusqu’en 2005, il avait renoué avec la profession après son départ du ministère de la Justice, en intégrant Orrick en 2007, en tant que senior advisor, le cabinet Olswang en 2012, puis le département contentieux du cabinet FTPA, en qualité d’of counsel, en 2013.

Le président François Hollande, qui aurait effectué un bref passage par le cabinet de Jean-Pierre Mignard avec son ex-compagne Ségolène Royal, n’a nommé aucun avocat au poste de garde des Sceaux sous son quinquennat. Et aucun n’a prêté serment par la suite. Le président Nicolas Sarkozy a pour sa part toujours conduit une carrière politique et d’avocat en parallèle, demeurant associé dans le cabinet qu’il a créé avec Arnaud Claude en 1987. Quant aux gardes des Sceaux nommés durant son quinquennat, deux ont profité de l’équivalence. Rachida Dati, a prêté serment en février 2010 et exerce depuis à titre individuel. Sa successeur, Michèle Alliot-Marie, docteur en droit, aurait aussi exercé quelques années. Enfin, à la suite du dernier remaniement du gouvernement, l’avocat pénaliste Éric Dupond-Moretti est devenu garde des Sceaux.

La profession ne séduit pas que les présidents de la République et les gardes des Sceaux. L’ancien premier ministre Dominique de Villepin est devenu avocat en 2008. Après un passage de quatre ans chez FTPA, il a créé son cabinet, Villepin International, pour s’occuper d’affaires à caractère international. En 2015, il a pourtant élargi le périmètre de sa société désormais dédiée au conseil en management et en stratégie, analyse des risques politiques et des enjeux économiques. Édouard Philippe a également exercé en tant qu’avocat au sein des cabinets Debevoise & Plimpton (2005-2007) et Wilhelm & Associés (2011-2012).

Le recrutement d’hommes politiques en cabinet fait l’objet de nombreux a priori et d’idées reçues. Leurs limites d’exercice sont-elles bien définies ? Sur quels types de dossiers ne peuvent-ils pas intervenir à cause de leur ancienne fonction ? « Généralement, la reconversion ne fait l’objet d’aucun incident, tant il y a de la prudence de la part des anciens hommes politiques quant aux dossiers traités, mais aussi des cabinets qu’ils intègrent, déclare Hervé Robert, avocat et ancien membre du conseil de l’Ordre. Les articles 115 à 122-1 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 organisant la profession d’avocat et les dispositions P.41.1 à P.41.6 du Réglement intérieur national (RIN) détaillent les incompatibilités d’exercice. Si le dossier touche à des domaines réservés, l’avocat ne pourra pas intervenir. Et en cas de doutes, il peut se référer à la Haute autorité de la transparence pour avoir un avis. »

De la politique à la robe pour la plupart

Plusieurs hommes politiques ont mené une carrière intéressante en cabinets. Rappelons bien sûr l’ancien ministre centriste Jean-Louis Borloo, qui était avocat d’affaires avant d’être politique. Dans les années 1970, il a fondé son cabinet d’avocats Borloo et Associés. À l’origine spécialisé dans le droit des entreprises en difficulté, il a ensuite élargi son champ de compétences à la transmission, l’implantation d’entreprises et au marché financier. On peut également citer le ministre François Baroin qui s’est inscrit au barreau de Paris en 2001, où il est depuis associé au sein du cabinet Stas & Associés – il intervient en arbitrage et droit pénal – et qui, en 2015, cumulait les fonctions d’avocat, de maire et de sénateur. En novembre 2017, c’est le maire de Maux, ex-ministre délégué et ancien président de l’UMP Jean-François Copé qui rejoignait le cabinet Stehlin & Associés en tant qu’of counsel, intervenant en M&A, médiation et droit public.

Michel Sapin, ancien ministre de l’Économie et des Finances, puis du Travail, est désormais senior advisor au sein du cabinet Franklin depuis fin 2019. Il interviendrait dans le cadre de dossiers à forts enjeux en France ainsi qu’à l’international, plus particulièrement sur le continent africain, notamment dans les secteurs publics et para-publics, et apporterait également son expertise en matière de lutte anti corruption et sur les questions de conformité. Quant à Matthias Fekl, plus jeune ministre de l’Intérieur de la Ve République, il était associé de KGA Avocats, depuis le mois de mars 2018, avant de cofonder le cabinet Audit Duprey Fekl en début d’année. Il intervient tant en conseil qu’en contentieux, notamment en droit public, accompagnement de projets d’investissement et modes alternatifs de règlement des litiges. L’ancien premier ministre Bernard Cazeneuve est quant à lui associé au sein du cabinet August Debouzy depuis 2017 où il intervient essentiellement sur les aspects de compliance et de conformité internationale. Il apporte sa connaissance des questions d’éthique des affaires, de gouvernance et d’obligations internes et internationales en matière de devoir vigilance. Si le président du Club des juristes s’est engagé très tôt en politique, soulignons qu’il avait déjà fait un premier passage chez August Debouzy de 2006 à 2007.

Des profils intéressants en cabinet

Expertise spécifique, carnet d’adresses, notoriété, recherche d’un décrypteur des mécanismes législatifs, administratifs et politiques, qui soit au fait d’une potentielle évolution législative dans son domaine… Que recherchent les cabinets d’avocats en intégrant des hommes politiques et notamment des anciens ministres dans leur structure ? « Ce qui m’intéresse chez Jacques Toubon, ce n’est certainement pas son carnet d’adresses comme cela pouvait être le cas il y a une trentaine d’années par certains cabinets, mais son expérience de Défenseur des droits, indique David Syed, responsable de la pratique États souverains de Dentons. Qui de mieux placé qu’un ancien Défenseur des droits pour œuvrer aux côtés des équipes de la firme à la défense des États et des personnes au regard des normes de droit international et apporter aux dossiers sa vision stratégique nourrie de son expérience gouvernementale ? » Serge-Antoine Tchekhoff, qui a accueilli Dominique de Villepin et Pascal Clément chez FTPA quelques années, le confirme : « Recruter un homme politique pour son carnet d’adresses est une erreur monumentale, car ceux qui deviennent avocats sont plutôt regardés avec circonspection par les interlocuteurs administratifs ou politiques qui ne leur accorderont aucune faveur. Les structures qui les accueillent pour cette raison s’aperçoivent très rapidement que l’avantage s’épuise. Si les avocats sont, la plupart du temps, de simples tacticiens, c’est-à-dire réactifs mais pas proactifs, les hommes politiques ont une vision stratégique, un grand esprit de synthèse et de la direction que doit prendre un dossier. » De surcroît, ils sont capables d’élaguer les questions non essentielles en un temps record. Ces qualités s’accompagnent également d’un bon sens de la communication. « Ils savent exactement la portée d’un message à l’égard d’un client et sont, pour cette raison, de très bons relecteurs de conclusions ou d'écritures judiciaires, ajoute l’associé du cabinet FTPA. En revanche, ils ne vont pas s’amuser à prendre la plume. » De la même manière, ces nouveaux avocats n’ont pas une grande appétence pour le développement de la clientèle et la plaidoirie. En définitive, là où ils sont le plus utiles au cabinet, c’est lors des réunions de recherche d’une stratégie, avec ou sans présence du client. D’ailleurs, habitués à croiser des gens de pouvoir et de décisions, ils rencontrent essentiellement des PDG, directeurs généraux et des directeurs juridiques groupe. « Il ne serait pas judicieux qu’un homme politique se retrouve, sur un dossier, en face d’un donneur d’ordres non habitué à ce genre de contacts. Le client serait intimidé et inhibé par la présence d’un homme politique, voire parfois écrasé, ajoute l’avocat. Par ailleurs, à l’international, en cas de négociations de très haut niveau avec des États, l’aura d’un homme politique peut s’avérer précieuse auprès d’un chef d’État et de hauts décideurs. »