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Le collaborateur et l’apport d’affaires : une interdiction inadaptée

Par Jeanne Disset

Entre avocats, apporter une affaire est toujours possible. C’est même recommandé quand l’avocat ne maîtrise pas le domaine de droit concerné par le dossier. Alors, où est le problème dans la rémunération d’un tel apport ? Ne faudrait-il pas enfin adapter les textes ?

Si c’est une pratique commerciale très courante dans la vie des affaires, elle est prohibée chez les avocats. Cela concerne tant l’apport entre avocats et qu’entre un avocat et un tiers. C’est indiqué à l’article 11.3 du RIN : « La rémunération d’apports d’affaires est interdite. » Mais dans les faits, la pratique existe, elle est même très courante. Or du fait de cette prohibition, la rémunération est dissimulée derrière des « droits de présentation de clientèle » ou des « honoraires pour conseil stratégique ». Le partage d’honoraires sur un même dossier est possible comme le prévoit l’article 11.4 du RIN. Il est aussi très souvent utilisé, tout comme la sous-traitance. Mais qu’en est-il des collaborateurs ? Que se passe-t-il quand ils apportent un dossier au cabinet ? Pour eux aussi, des modalités pratiques ont été spécifiquement créées, comme une prime, une hausse de la rétrocession, ou encore l’assurance pour l’apporteur de traiter le dossier en priorité, la possibilité de rester le propriétaire du client en étant le point de contact avec le cabinet, quelquefois d’avoir un nombre d’heures majoré quand on traite le dossier que l’on a apporté. Bref, les avocats sont ingénieux.

L’apport entre avocats existe

De fait, cet apport-là est rémunéré. Car il a de la valeur. L’apport d’un dossier, qui présuppose l’identification des enjeux d’une affaire et des expertises nécessaires pour y répondre, constitue une prestation à part entière fournie par l’avocat apporteur. Et puis, en 2015, la Cour de Cassation1, entérinant un arrêt de la cour d’appel de Papeete, a considéré que, sur le plan civil, cette interdiction ne concerne que les relations entre l’avocat et son client, et ne s’applique pas aux relations entre avocats. En 2017, Vincent Ohannessian a présenté au Conseil de l’Ordre un rapport sur le sujet2. Il notait déjà les pratiques, les dérives et faisait des préconisations pour supprimer la prohibition « a minima entre avocats ». Idem pour le rapport Haeri3, également de 2017. L’UJA de Paris a pris position pour dès 2013, et l’a rappelé dans un rapport de 20204. L’ACE est aussi favorable à la rémunération de l’apport entre avocats « pour faire cesser l’opacité, voire l’hypocrisie, de montages de facturation contournant l’interdiction »5. Lors de la consultation préalable aux États généraux de l’avenir de la profession organisés par le CNB en 2019, à la question d’autoriser la rémunération de l’apport d’affaires entre avocats, les 7 692 participants ont répondu oui à 51 %6. L’assemblée générale du CNB d’octobre 2020 a examiné la synthèse des travaux du groupe de travail ad hoc sur la question. Pourtant, devant les divisions au sein du groupe et lors de ses débats, elle a choisi de repousser le vote. Elle a même renvoyé le sujet à concertation dans les ordres et c’est en décembre prochain que les élus se prononceront.

Or voici que vont paraître les résultats de la consultation du Barreau de Paris. Julien Brochot, membre du conseil de l’Ordre, prépare un rapport sur la collaboration, en se basant sur ce sondage. Tous les avocats pouvaient se prononcer, chacun avait accès à une batterie de questions selon son statut. Sur les environ 1 800 avocats ayant répondu, très majoritairement des collaborateurs, « 87 % sont favorables à la rémunération de l’apport d’affaires par un collaborateur à un cabinet », livre Julien Brochot. Un large consensus semble donc se construire sur la rémunération de l’apport d’affaire entre avocats.

La vérité est ailleurs

Non, l’enjeu n’est pas les « progressistes » contre les « traditionnalistes ». Non, ce n’est pas un problème de « droit, bien de confiance donc hors marchand » ou de « protection du périmètre du droit ». C’est la situation du collaborateur vis-à-vis de son cabinet qui rend la prohibition de la rémunération complètement obsolète. Il ne s’agit d’ailleurs pas de la rendre obligatoire, juste possible. Dans le respect des principes et de la déontologie. Et de prévoir un cadre juridique (donc un contrôle) avec une clause dans le contrat de collaboration. Le montant se traduirait par un pourcentage des honoraires, selon l’importance du dossier et de l’implication éventuelle du collaborateur dans son traitement. De la clarté, de la sécurité et de la simplicité plutôt que la multiplication de situations borderline.

C’est bien la position du collaborateur dans les structures et son rôle dans leur développement qui démontre que la prohibition n’est plus tenable. En effet, il est de plus en plus intégré dans la gestion des clients et la croissance des cabinets. Il est souvent un maillon essentiel du lien avec le client, car c’est souvent lui qui gère la relation au quotidien, contribuant largement à la fidélisation des clients. Il participe aux programmes de business developpement. Il porte l’image du cabinet, est présent sur le site internet, dans les brochures, etc. Il est devenu ainsi un point d’entrée vers le cabinet. S’il s’investit là où il exerce plutôt qu’auprès de sa clientèle personnelle, recevoir une juste rémunération de cet effort est normal et évident.

Le collaborateur ne se contente pas d’entretenir la clientèle de son cabinet, il renonce en effet à une partie de ses dossiers personnels (et non à sa clientèle) et parallèlement augmente le nombre de dossiers du cabinet. « Lorsqu’un collaborateur apporte un ou le cas échéant plusieurs dossiers au cabinet dans lequel il collabore, il va bien au-delà du travail normalement attendu dans le cadre d’une collaboration », souligne Christophe Farineau, rédacteur du rapport UJA de Paris. Il poursuit : « Dès lors, la rémunération des apports d’affaires dans le cadre de la relation collaborateur-cabinet permettrait de valoriser financièrement les résultats de l’implication du collaborateur au profit du cabinet pour les dossiers qu’il ne peut traiter ou ne souhaite pas traiter seul. » La prohibition restreint la possibilité de développer sa clientèle et celle du cabinet, il y va de la compétitivité des cabinets. Les alternatives d’aujourd’hui sont bancales. Ainsi, la sous-traitance n’est pas adéquate, notamment en ce qu’elle maintient l’avocat chargé du dossier éloigné du client concerné. C’est en contradiction avec les nécessités de proximité avec le client, base de la relation client. La rémunération de l’apport de dossiers d’un collaborateur permet aussi de préparer son association, point argumenté dans les rapports Haeri et UJA de Paris.

Les associés ont de plus en plus d’incitations financières pour apporter des dossiers à leurs associés. Il est temps que les collaborateurs le soient aussi.

Notes

1. Civ. 1re, 18 février 2015, n°14-10.460

2. Rapport sur le partage d’honoraires et la rémunération des apporteurs d’affaires, 14 juin 2017, présenté au Conseil le 20 juin 2017

3. L’avenir de la profession d’avocat, Rapport confié par Monsieur Jean-Jacques Urvoas, garde des Sceaux, ministre de la Justice à Monsieur Kami Haeri, avocat au barreau de Paris, février 2017

4. Rapport de la Commission Exercice du droit et Gouvernance de l’UJA de Paris, Soumis, débattu et adopté lors de la Commission Permanente du 17 juin 2020.

5. L’ACE est plus progressiste puisqu’elle est aussi en faveur lorsque les tiers sont concernés, à condition d’aménager le partage des informations et en protégeant le secret.

6. 34 % non et 15 % NSP, proposition 25 a. Il y avait 3 questions sur la rémunération de l’apport, les deux autres intégraient les tiers.

Collaborateurs Associés