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Extension du domaine de la confidentialité des échanges

Par Anne Portmann

La chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu, le 26 janvier 2022, un arrêt consacrant l’insaisissabilité, par les agents de l’Autorité de la concurrence (ADLC), de documents annexés à des correspondances échangées avec un avocat et qui relevaient de la stratégie de défense de l’entreprise. Marc Mossé, président de l’Association française des juristes d’entreprise (AFJE), y voit la reconnaissance du travail des juristes.

Dans quelles circonstances est intervenu cet arrêt ?

Dans cette affaire, il s’agissait de soupçons d’entente dans le secteur de l’électroménager. Des opérations de visite et de saisie avaient eu lieu au siège d’entreprises du secteur et, dans ce cadre, les enquêteurs avaient saisi des documents relatifs à des pratiques, telles que la fixation des prix de revente, la restriction de ventes en ligne ou la distribution sélective. Les intéressés avaient formé un recours devant le premier président de la cour d’appel de Paris contre le déroulement des opérations de visite et saisies et demandé l’annulation de celles-ci. L’AFJE était d’ailleurs intervenue volontairement dans cette affaire, mais il a été considéré que notre association n’avait pas d’intérêt à agir en l’occurrence. L’ordonnance a annulé la saisie de ces documents, annexés à la consultation d’un cabinet d’avocats, consultation qui exposait une stratégie de défense applicable en cas de poursuites par l'ADLC. La Cour de cassation, dans son arrêt du 26 janvier 2022, confirme cette position et rejette le pourvoi formé par l’Autorité contre cette ordonnance.

Comment interpréter cet arrêt ?

Il va dans le sens de la position que nous défendions. C’est une avancée. L’arrêt de la chambre criminelle considère que la cour d’appel a souverainement apprécié que le document interne saisi avait bien pour objet essentiel de reprendre la stratégie de défense élaborée avec l’avocat et que cela constitue une donnée couverte par le secret professionnel protégeant les correspondances entre le conseil et son client. Un tel raisonnement avait déjà été retenu au niveau européen par une ordonnance du tribunal de première instance de l’Union du 4 avril 1990 (affaire HILTI), mais il n’existait pas encore de jurisprudence française équivalente, claire et opposable en cas de saisie de l’ADLC. C’est désormais chose faite. Il est intéressant de constater que l’arrêt, en creux, indique que pour être couverts par le secret, les documents annexés doivent former un tout avec la consultation émanant de l’avocat, qui relève des droits de la défense. Par ailleurs, l’arrêt évoque la correction « d’éventuels errements, volontaires ou involontaires », ce qui est une part importante du travail du juriste d’entreprise, au quotidien, dans le cadre, notamment, de la conformité.

Que peut-on en déduire ?

Après une lecture rapide et sans en tirer des conséquences trop larges à cet instant, il s’agit d’un vrai progrès. Certes, la formulation de l’arrêt montre que persiste la difficulté de tracer une ligne de démarcation nette entre ce qui relèverait de la défense ou du conseil – « la correction d’éventuels errements volontaires ou involontaires » pour reprendre la motivation de l’arrêt. J’y vois en tout cas une reconnaissance du travail quotidien des juristes d’entreprise et du partenariat avec les avocats. Il est trop tôt pour anticiper les conséquences sur l’organisation du travail mais cela ne peut que renforcer les relations entre juristes d’entreprise et avocats qui, sur le sujet de la garantie des droits, doivent mener un combat commun. Cet arrêt justifie de la pertinence de la position de l’AFJE et de la nécessité d’aller plus loin encore pour la protection de la confidentialité des avis des juristes d’entreprise, notamment pour renforcer l’efficacité du travail de conformité.

Les enquêteurs avaient cependant soulevé que l’extension de la confidentialité allait compliquer leur travail…

L’enjeu n’est évidemment pas d’empêcher les enquêtes, mais de garantir davantage l’effectivité des principes de l’État de droit et de placer les entreprises françaises à égalité des armes avec leurs concurrentes. Il ne s’agit évidemment pas de protéger n’importe quel document et l’arrêt le souligne bien en pointant que les pièces protégées étaient essentiellement des documents de nature juridique. Le juriste ou l’avocat ne gèrent pas des coffres-forts ou des boîtes noires, c’est un fantasme ! Au quotidien, ils agissent aussi pour prévenir et corriger les éventuels errements et c’est encore plus vrai avec la place prise par la compliance. Dans les pays qui connaissent le legal privilege ou l’avocat en entreprise, les enquêtes ne sont pas moins efficaces et les enquêteurs ne sont pas affaiblis dans leurs investigations. D’ailleurs, les arguments qui sont opposés à l’extension de la confidentialité ne sont, le plus souvent, pas juridiques, mais liés à des questions pratiques ou à l’insuffisance de moyens des enquêteurs. Je rappelle que sur ce point, l’AFJE a publiquement soutenu les magistrats et greffiers qui réclament des moyens à la hauteur des besoins du service public de la justice. Les enquêtes peuvent tout à fait être menées de manière efficace, tout en garantissant les droits du justiciable ! L’AFJE, qui a ouvert une plateforme à destination des candidats à la présidentielle, leur a d’ailleurs adressé un courrier pour les inviter à s’exprimer sur leur conception de l’État de droit. Les juristes ont un rôle à jouer en tant que garants de l’intérêt général.