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Dirigeants ou actionnaires, qui gouverne désormais l’entreprise ?

Par Aurélia Granel

Le 17 juin dernier, s’est tenue une conférence-débat en ligne sur ce thème, organisée par l’association Cercle droit et liberté. Au vu des récentes affaires Danone ou Lagardère, avec la montée en puissance de l’activisme actionnarial, le débat opposant les actionnaires aux parties prenantes de l’entreprise est plus que jamais d’actualité. Sophie Vermeille, fondatrice du cabinet Vermeille & Co et du think tank Droit & Croissance, et Daniel Hurstel, associé et membre du comité exécutif de Willkie Farr & Gallagher, ont longuement débattu de la question de savoir qui gouverne vraiment l’entreprise en ce début de XXIe siècle en France.

«Aujourd’hui, aucune société cotée ne peut se dire qu’elle est à l’abri d’un activiste en raison de la taille de sa capitalisation boursière », annonce Sophie Vermeille. Les fonds activistes gèrent au total plus de 125 Mds$ d’actifs, contre moins de 50 Mds$ il y a 10 ans. L’un des plus connus, le fonds Eliott, dirigé par Paul Singer, aurait 42 Mds$ d’actifs sous gestion. Difficile de rivaliser, même pour une entreprise du CAC 40…

Les campagnes activistes se sont multipliées en France ces dernières années : Danone, Lagardère, etc. Rien que l’année dernière, environ 200 campagnes auraient vu le jour : 45 % aux États-Unis et environ 20 % en Europe où la France est le 3e pays concerné. Comment l’expliquer ? « Il y a plusieurs raisons telles que la performance des fonds activistes, l’atténuation de l’image négative qu’avait l’activisme à ses débuts, l’élargissement de la responsabilité des entreprises ainsi que la pertinence des sujets dénoncés, explique Daniel Hurstel, qui estime que l’activiste utilise les droits de l’actionnaire pour arriver à ses fins. De manière plus générale, la société dans son ensemble attend de l’entreprise un comportement responsable ». Et Sophie Vermeille d’ajouter : «On s’est aperçu qu’il était plus facile de prendre une participation minoritaire, plutôt que se lancer dans une acquisition via une offre hostile et que cela permettait, à condition de lancer une campagne, de trouver des soutiens et de créer de la valeur, ce que recherchent les fonds les plus connus dans ce secteur », indique-t-elle. Les chiffres ne sont pas parole d’évangile, toutes les campagnes n’étant pas visibles. Des fonds activistes non agressifs prennent bien souvent contact avec les sociétés pour faire valoir leurs différents arguments et peser, en amont de l’assemblée générale, sur le choix des dirigeants. Leur identité et la qualité de leurs arguments amèneraient parfois les entreprises à modifier une gouvernance, ou un projet en fonction des demandes.

Mieux communiquer

« Le fait que ces campagnes publiques se développent est le signe que la gouvernance ne fonctionne pas correctement », juge Daniel Hurstel. La Commission juridique de l’Institut Français des administrateurs, que l’avocat préside, a conduit une étude sur l’activisme. Est ressorti des interviews des différents acteurs, un manque évident de dialogue avec le conseil d’administration, voire de positionnement et d’informations. « On voit bien que dans ce dialogue entre dirigeants et conseils d’administration, il y a parfois une instrumentalisation des dirigeants ayant l’information par rapport aux seconds », explique-t-il.

Mais alors qui dirige l’entreprise aujourd’hui ? Si à compter des années 1930, se sont régulièrement succédées les phases de primauté de l’actionnaire sur les dirigeants, puis inversement, la période est plutôt orientée vers le shareholder model, avec une primauté de l’actionnaire, depuis quarante ans. Mais Daniel Hurstel en est persuadé : « Depuis 2019, ce modèle est remis en cause face aux différents défis sociaux par rapport auxquels l’entreprise à un rôle à jouer et nous nous dirigeons vers un stakeholder model ». Les investisseurs demandent spécifiquement aux dirigeants de se concentrer davantage sur la création de valeur à long terme, plutôt que sur le profit à court terme.

Certaines des campagnes récentes des activistes portent d’ailleurs sur le climat. Le 26 mai 2021, la compagnie pétrolière américaine Exxon a vacillé après une assemblée générale pénible où le fonds activiste pro climat Engine n° 1 a fait élire deux administrateurs. « Les défis liés à l’environnement doivent être pris en compte par les entreprises qui, de toutes façons, ne peuvent plus faire autrement en France depuis la loi Pacte qui comporte des dispositions sur les enjeux sociaux et environnementaux, rappelle Daniel Hurstel. Mais imposer à l’entreprise un rôle actif dans les défis sociaux est une mauvaise idée. Il y a des prérogatives qui reviennent à l’État et j’estime que l’entreprise n’est pas là pour pallier les déficiences de la société. » À ses yeux, les entreprises ont une part de responsabilité à cette dérive en raison d’une communication ces dernières années parfois sans lien avec l’objet social, beaucoup trop « messianique ». L’associé de Willkie Farr ajoute : « Une entreprise n’a pas de légitimité démocratique et doit rester centrée sur son objet social. Elle est là pour servir l’activité humaine ». Sophie Vermeille, qui distingue l’activisme climatique où la cause défendue est la prise en compte des défis climatiques, et l’activisme actionnarial au sens de la recherche de la création de valeur, le confirme : « La société doit rester dans son rôle ».

Quant au conseil d’administration, il doit lui-aussi jouer son rôle par rapport au dirigeant. « Trop souvent, on est dans un environnement où dès lors que le conseil d’administration veut avoir un avis par lui-même, le dirigeant interprète cela comme un signe de défiance, souligne Daniel Hurstel. Le manque de maturité est assez frappant à ce sujet, alors qu’il serait de l’intérêt du management de permettre au conseil, notamment en termes de budget, d’avoir une position pour lui permettre de se défendre face à l’activisme ».

Sophie Vermeille Vermeille & Co Droit & Croissance Daniel Hurstel Willkie Farr & Gallagher