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Fermeture de l’accès public au registre des bénéficiaires effectifs de sociétés : quel équilibre entre transparence et protection de la vie privée ?

Par Anne Portmann

Le 22 novembre 2022, la CJUE a rendu un arrêt dans deux affaires jointes, invalidant une disposition de la 5e directive anti-blanchiment qui ouvre au grand public l’accès au registre des bénéficiaires effectifs des entités juridiques constituées sur leur territoire. Interview croisé des avocats William Bourdon, fondateur du cabinet éponyme et Stéphane de Lassus, associé du cabinet Charles Russell Speechlys.

Dans quelles circonstances les registres des bénéficiaires effectifs ont-ils fait l’objet d’une ouverture au grand public ?
 

William Bourdon : Il y a eu une prise de conscience, par les institutions européennes et par les États-membres, notamment à la suite de l’affaire des « Panama Papers », de ce que la lutte contre l’évasion fiscale et la grande criminalité organisée, y compris le terrorisme, impliquait un accès universel à la liste des bénéficiaires effectifs
de sociétés privées.

Le coup de tonnerre « Pandora Papers » a ouvert les yeux à ceux qui, de bonne ou de mauvaise foi, fei- gnaient de ne pas comprendre que laisser la possibilité de se cacher derrière des bénéficiaires économiques fantoches permet d’opacifier les produits des crimes en toute impunité et rend inefficace la lutte contre la grande criminalité internationale.

Cet accès universel a été considéré comme un outil indispensable pour permettre aux ONG, aux journalistes et aux consortiums de journalistes d’avoir accès à des informations décisives pour la compréhension de ces grands réseaux de criminalité. Il est également décisif pour les juges eux-mêmes, car ces révélations faites par les grands médias ont été à l’origine de grandes enquêtes judiciaires et policières menées à l’échelon européen, mais aussi de grandes enquêtes fiscales qui ont parfois permis de recouvrer des sommes considérables.

Lors de l’élaboration de la 5e directive anti-blanchiment, une discussion a eu lieu sur la notion d’« intérêt légitime », qui conditionnait d’abord l’accès au registre des bénéficiaires effectifs, mais qui posait des problèmes pratiques. Cette notion était pourtant bien définie par la CEDH et dans la plupart des États-membres, elle obligeait les juges à mettre en balance, au nom du principe de proportionnalité, des différents intérêts en présence. Ceci sous le contrôle de la CEDH.

L’arrêt rendu par la CJUE souligne le fossé entre cette juridiction et la Cour européenne des droits de l’homme, qui considère depuis 20 ans que le droit à la vie privée doit céder face à l’intérêt général, lorsque l’information porte sur des comportements dont la révélation relève de l’intérêt public. Cet arrêt est sans conteste un recul et oblige même le Gafi (Groupe d’action financière) à revoir sa copie, alors que cet organisme avait la même position que la CEDH et que le Conseil, sur la balance entre l’intérêt géné- ral et la protection de la vie privée. De mon point de vue, c’est le fruit d’actions de lob- bying de multinationales qui refusent l’accès universel à ces registres. Ces mêmes lobbys ont également été à l’œuvre dans le cadre de la directive sur le secret des affaires, mais ils ont échoué puisque ladite directive a finalement prévu que le secret des affaires ne pouvait pas être opposé aux journalistes. C’est évidemment essentiel pour la liberté d’expression et le devoir d’information.

Rappel des faits : le registre luxembourgeois des bénéficiaires effectifs des sociétés constituées sur le territoire luxembourgeois, ouvert au grand public, conformément aux dispositions de la directive (UE) 2018/843, dite 5e directive anti-blanchiment, mentionne les nom, nationalité, date de naissance, lieu de naissance, pays de résidence, adresse et nature des intérêts desdits bénéficiaires effectifs. Deux d’entre eux se sont adressés aux responsables du registre pour demander la limitation de l’accès aux informations les concernant, l’un arguant de risques importants relatifs à sa sécu- rité parce qu’il opérait par ailleurs dans des pays en voie de développement, et l’autre se fondant sur le droit au respect de sa vie privée et familiale. Leurs demandes ayant été rejetées, les intéressés ont intenté un recours auprès du tribunal d’arrondisse- ment, qui a posé deux questions préjudicielles à la CJUE. Dans son arrêt, la Cour de Luxembourg a invalidé les dispositions de la 5e directive ouvrant au public l’accès à la liste des bénéficiaires effectifs. Par un considérant cinglant, elle considère que le principe de transparence visé ne constitue pas un objectif d’intérêt général susceptible de justifier une telle ingérence.

L’absence d’accès du grand public à ce registre pose-t-elle vraiment problème ?


Stéphane de Lassus : Sur le registre des bénéficiaires effectifs luxembourgeois, les informations publiées sont plus larges qu’en France et comportent notamment l’adresse privée des intéressés. La loi luxembourgeoise prévoyait d’ailleurs la pos- sibilité de demander la limitation de l’accès à ces informations. La Cour a peut-être voulu faire un exemple avec le Luxembourg qui avait transcrit un peu trop largement la directive. Évidemment, on ne peut pas être défavorable à l’objectif de lutte contre le terrorisme et le blanchiment, mais ces der- nières années, on a assisté à un certain dévoiement, car cet objectif général est quelque peu détourné par certaines ONG et quelques journalistes, qui vont un peu loin, se transformant en lanceurs d’alerte générale sans aucun filtre. À la lecture de certains journaux, on a l’impression que l’enquête s’apparente parfois à une sorte de « chasse aux riches » plutôt qu’à une lutte efficace contre le blanchiment d’argent et le terrorisme. Les juges ont peut-être voulu dire que certains étaient allés trop loin en publiant des milliers d’informations sans traite- ment et sans contrôle.

Il est aussi inquiétant que certaines autorités, notamment fiscales, puissent, en dehors de tout cadre d’enquête, procéder à des recoupements s’apparentant à des techniques de « scrap- ping », en exportant de façon générale et non circonstanciée les données de différents registres de chaque pays lesquels comportent du reste souvent des erreurs afin de procéder à des recoupements avec les bases de données déjà à leur disposition. Le Sénat avait ainsi révélé que la DGFiP avait mis au point un logiciel lui permettant de récolter les données présentes dans les registres des autres États membres pour faire des croisements d’informations. C’est peut-être tout à fait légal, mais je ne crois pas que c’était l’objectif de cette directive. Par exemple, nombre de dirigeants de sociétés internationales, même cotées, ont reçu des dizaines de lettres recommandées de l’administration fiscale affirmant qu’ils n’avaient pas déclaré leurs comptes à l’étranger alors qu’il s’agissait des comptes du groupe et de ses filiales et non de comptes personnels. Il existe donc un fort risque que cet outil soit dévoyé.

S’il est évident que ce registre des bénéficiaires effectifs doit exister, il est toutefois perfectible, surtout dans son accès qui doit être plus limité. De mon point de vue, les juges européens ont simplement voulu poser des limites, rendues nécessaires, notamment par la pro- tection de la vie privée.


William Bourdon : La passivité et l’inaction de certains parquets nationaux et la porosité avec certains intérêts imposent l’action des acteurs de la société civile et des États au sens large. L’effet d’aubaine et la déstabilisation des économies du fait de la délinquance financière sont très importants. Il n’y a jamais eu autant d’argent sale sur la planète et l’Europe est désormais consciente qu’elle doit s’efforcer d’être exemplaire en la matière. Il y a encore beaucoup de résistance du fait notamment de l’action de lobbies évoqués et la permanence de logique de conflit d’intérêts dont continue à profiter le secteur de la finance. Le carac- tère universel de l’accès au registre des bénéficiaires effectifs n’est pas synonyme d’irresponsabilité et en réalité, cet accès aura toujours lieu sous le contrôle des juges nationaux qui ne manqueront pas de fixer les limites et de mettre en balance les intérêts de chaque partie. Ils pourront limiter ou censurer

l’accès à un certain nombre d’informations, comme on l’a vu dans les affaires Altice et Predriau. En dépit de la jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme certains acteurs continuent d’instrumentaliser la vie privée pour tenter d’obtenir du juge des actes de censure. Le juge européen est le gardien de cet accès, encore une fois, par une mise en balance des limites de l’intrusion dans la vie privée quand elle est exigée par la protection de grands intérêts publics et donc par le devoir d’information. Par ailleurs, les journalistes, qui se sont consti- tués en consortiums, ont montré dans le traitement des grands Leaks, ces dernières années, un haut niveau de responsabilité mobilisant des moyens considérables pour vérifier, traiter de la qualité et du sérieux des informations obtenues. Le fait pour l’arrêt d’invalider cet accès universel, contre l’avis de l’avocat général rappelons-le, de la Commission et du Conseil européen, est un évident retour en arrière.

En dépit de cette invalidation et compte-tenu des enjeux réputationnels pour les sociétés, peut-on imaginer que certaines publient la liste de leurs bénéficiaires effectifs et quelles conséquences en cas de poursuites ?


Stéphane de Lassus : À une exception près, et ses motivations étaient sans lien avec une quelconque volonté de dissimulation, je n’ai pas dans ma clientèle de personnes qui ne se soient pas spontanément pliées à l’obligation de déclaration sur la liste des bénéficiaires effectifs. Il n’y a pas, dans le monde des affaires, de volonté farouche de dissimuler quoi que ce soit.

Et pourtant ces déclarations sont fastidieuses : beaucoup d’experts-comptables se refusaient à les faire et nous avons souvent réalisé l’exercice pour nos clients. Mais concernant les injonctions à la trans- parence, il apparaît évident, même en cas de manquement fiscal, que plus une société coopère, plus il y a d’espoir de conclure une transaction avec une autorité de poursuite. Dans ce contexte, où toute personne peut avoir accès à une très large partie des informations contenues dans le registre des bénéficiaires effectifs, la situation se tend entre l’obligation de transparence, il faudrait d’ailleurs plutôt parler d’obligation de contrôle par les autorités compétentes, et la protection de la vie privée.

William Bourdon : La protection de la vie privée ne doit pas être un moyen servant à dissimuler des agissements illégaux et cet arrêt de la CJUE a été rendu à la stupéfaction de tous les spécialistes de la criminalité internatio- nale. L’arrêt ayant invalidé cette disposition de la 5e directive, un certain nombre d’États membres ont fermé leurs registres des bénéficiaires effectifs. Soulignons toutefois que cet arrêt ne ferme pas complètement la possibilité d’accès au registre des bénéficiaires effectifs, dès lors que des citoyens, des ONG et des médias pourront, face aux nouvelles législations, tenter d’arguer d’un intérêt légitime au regard de la jurisprudence de la CEDH. L’appréciation va relever des juges nationaux et on peut s’attendre à des débats judiciaires où, in fine, les juges nationaux devront trancher entre la jurisprudence de la CEDH et la jurisprudence de la CJUE. L’appréciation relève des juges nationaux. Dans le cadre des travaux en cours pour l’élabo- ration de la 6e directive anti-blanchiment, des voix s’élèvent d’ailleurs pour maintenir ce canal d’action en dépit de l’invalidation de la disposition.