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Expertise 1843-4 : la Cour de cassation revire et offre une nouvelle voie de recours

Par Pierre-Alain Marquet, avocat du cabinet Galembert Avocats

De longue date, la détermination du prix de droits sociaux à dires d’expert est une importante source de contentieux d’actionnaires. L’arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 25 mai 2022 (no. 20-14352) n’aura probablement pas pour effet de la tarir. Il offre une nouvelle faculté d’appel à l’encontre des décisions écartant la désignation d’un expert sur le fondement de l’article 1843-4 du code civil. Pierre-Alain Marquet, avocat du cabinet Galembert Avocats, analyse cet arrêt.

Quel est l’objet de l’article 1843-4 du code civil ?

L’article 1843-4 a pour finalité de permettre à un processus de cession de titres prévu par la loi ou par les statuts d’une société d’aller à son terme, en dépit d’une contestation entre le cédant et le cessionnaire sur la valeur de ces titres. Concrètement, en cas de contestation et/ou d’indéterminabilité de la valeur des droits sociaux, la partie la plus diligente peut solliciter du président du tribunal commerce1 qu’il désigne un expert pour arrêter cette valeur. Le cas échéant, l’expert sera tenu d’appliquer les modalités convenues entre les parties à ce sujet.

Quel est l’apport de l’arrêt du 25 mai dernier ?

Rappelons tout d’abord qu’aux termes de l’article 1843-4 du code civil, les décisions par lesquelles les présidents de tribunaux de commerce statuent sur la désignation d’un expert chargé de déterminer la valeur des droits sociaux sont « sans recours possible ». Dès lors, la Cour de cassation n’admettait, à l’encontre de ces décisions, que les recours-nullité reposant sur un excès de pouvoir dans le processus décisionnel2. Il n’existait aucune autre voie de critique possible d’une décision statuant sur la désignation d’un expert, la Cour de cassation veillant à ce que toutes les voies de recours traditionnelles (pourvoi en cassation, appel, tierce-opposition) soient privées d’effet3. Elle a ainsi jugé systématiquement irrecevables les recours fondés sur une erreur de droit qui aurait été commise par le président4. Cette exclusion des recours valait que le président accepte, ou refuse, de faire droit à la demande de désignation de l’expert5. C’est sur ce point précis que la chambre commerciale opère un revirement de jurisprudence. En effet, elle a ouvert une faculté d’appel aux parties dont la demande d’expertise-1843-4 est déboutée par le président en jugeant que « [l’]unité de régime n’est pas exigée par la lettre du texte et ce n’est que lorsque le président désigne un expert que l’objectif de célérité poursuivi par le législateur commande l’absence de recours. Dès lors, afin d’éviter de placer les parties face à une situation de blocage dans le cas où le président refuse de désigner un expert pour quelque cause que ce soit, il apparaît nécessaire de leur reconnaître le droit de relever appel de cette décision. » En outre, la cour d’appel saisie pourra, si elle décide d’infirmer la décision qui lui est déférée, désigner elle-même un expert, « et ce, par une décision sans recours possible, sauf excès de pouvoir », précise la Cour de cassation dans son arrêt du 25 mai 2022, c’est-à-dire sans qu’il soit possible de former un pourvoi en cassation contre l’arrêt d’appel désignant un expert.

Quel sera l’impact de cette solution en pratique ?

Soit le président du tribunal saisi fait droit à la désignation d’un expert, et il n’y a alors pas de recours possible, sauf excès de pouvoir, soit le président rejette la demande en première instance et, dans ce cas, les plaideurs pourront tenter leur chance une nouvelle fois devant la cour d’appel compétente qui désignera directement l’expert si elle infirme la décision initiale. On peut tout de même se demander si, comme l’indique la chambre commerciale dans son arrêt, « la reconnaissance d’un tel pouvoir de désignation au juge d’appel contribuera à l’efficacité et à la célérité du dispositif ». En pratique, lorsque la cession de ses titres par un actionnaire devient litigieuse, il est fréquent qu’il agisse sur le fondement l’article 1843-4 du code civil, même lorsqu’il n’est pas parfaitement dans les clous du texte, pour temporiser. Ceci afin de conserver la qualité d’actionnaire pendant la durée de l’instance relative à la désignation de l’expert, et le cas échéant à l’expertise, et, ce faisant, de pouvoir continuer à accéder aux assemblées, à demeurer éligible aux dividendes, etc. Il peut aussi le faire pour perturber le capital de l’entreprise dans l’objectif de négocier le meilleur prix possible pour ses titres ; par exemple, dans le contexte d’une opération de cession plus globale comportant un calendrier incompatible avec le temps judiciaire. Ce type d’instrumentalisation pourrait s’avérer plus efficace à l’avenir, compte tenu de l’allongement de la temporalité judiciaire et/ou expertale induite par la nouvelle faculté d’appel en cas d’insuccès en première instance. Une manière efficace de se prémunir contre ce risque consiste à scinder contractuellement l’opération de transfert des actions de celle du paiement du prix définitif. La chambre commerciale y a elle-même invité dans un arrêt du 13 janvier 2021, en admettant en creux la validité d’une telle clause, et en jugeant à cette occasion que « le désaccord sur le prix n’est pas de nature à remettre en cause l’obligation principale […] de céder [l]es parts sociales »