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États généraux de la justice : « Le constat terrible d’un grand manque de moyens »

Par Anne Portmann

Vendredi 8 juillet 2022, dans l’auditorium du tribunal judiciaire de Paris, le comité indépendant des États généraux de la justice, présidé par Jean-Marc Sauvé, a fait part de ses recommandations après six mois de travaux, qui ont consisté en des rencontres, consultations, auditions et recueil de contributions. Le comité, qui dresse le diagnostic d’un ensemble de politiques publiques défaillantes de longue date, appelle à penser le service de la justice de manière globale et systémique.

Le comité des États généraux de la justice, qui a remis le 8 juillet au matin son épais rapport au président de la République, l’a indiqué : pas question de faire une synthèse des propositions qui figurent dans le rapport des sept groupes de travail, respectivement consacrés à la justice civile, à la justice pénale, à la justice économique et commerciale, à la justice pénitentiaire, au statut et missions, à la collecte des contributions citoyennes et au numérique. Jean-Marc Sauvé explique en effet que chaque groupe de travail s’est attaché à donner des solutions précises à la problématique qui lui était soumise et que ces solutions sont une aide à la réflexion globale faite par les membres du comité. Chacun des sept rapports figure donc en annexe du document intitulé « Rendre justice au citoyen ».

Le constat d’une justice en crise

Le comité, par la voix de son président, indique que la situation actuelle de « délabrement avancé » d’une justice « au bord de la rupture » est la résultante de la superposition de deux crises graves. D’une part, la crise de l’autorité judiciaire, commune à tous les États de droit, avec l’évolution du rôle du juge, passé du statut de bouche de la loi à celui de co-constructeur du droit. La seconde est celle du service public de la justice. En dépit de l’absence de hausse de la demande de justice, les stocks d’affaires ne baissent pas. « Il y a eu une dégradation lente et invisible du service public de la justice, qui a éclaté avec les grèves en 2019, puis la crise sanitaire l’année suivante », indique Jean-Marc Sauvé, qui rappelle que les délais de traitement des affaires en première instance ont doublé, passant de 7 à 14 mois, et que ce phénomène s’accompagne d’une dégradation de la qualité des décisions rendues avec la hausse du taux d’appel et des décisions d’annulation ou de réforme. Cette crise est alimentée par l’instabilité du droit et l’influence normative. Le comité déplore la superposition de réformes essentiellement destinées à pallier l’absence de moyens, dans une pure logique de gestion des flux, au détriment de la qualité des décisions. Face à ces troubles, la justice n’a pas la capacité de relever le défi du manque de personnel, de l’insuffisance et de l’obsolescence de ses outils et infrastructures. Le comité estime que les politiques publiques qui se sont succédé, comme autant de rustines très spécifiques et « légicentrées », étaient constituées de mesures trop ponctuelles, voire de réformes déconnectées de leur application pratique. Le comité pointe en outre l’illisibilité et l’opacité du système pour le justiciable.

Changer de paradigme

« Il convient de penser la justice de manière globale et systémique », estime le comité, qui en dépit des divergences de vue de ses membres, a pu dégager une certaine cohérence dans sa réflexion, une « colonne vertébrale ». Selon ces derniers, il faut d’abord agir au niveau central et local, la justice souffrant en particulier d’un déficit de management. Cette refonte globale comporte plusieurs facettes. Au niveau macro, le positionnement de la justice doit être revu au sein de la société et à l’égard des autres pouvoirs publics. Le comité incite d’ailleurs à développer, auprès des jeunes, l’éducation au droit et à la justice. « La justice est l’affaire de tous », estime Jean-Marc Sauvé, pour qui le pouvoir exécutif, tout comme le législateur, doivent s’en préoccuper et assumer leur responsabilité. Toutefois, l’indépendance du pouvoir judiciaire doit être préservée contre l’ingérence et, sur le plan statutaire, le comité préconise de mener à son terme la réforme de 2009, en permettant au Conseil supérieur de la magistrature (CSM) de donner son avis sur la nomination des magistrats du parquet – sans pour autant aligner le statut des parquetiers sur celui des juges du siège. Le mode de scrutin au CSM devrait également être ajusté. Il est par ailleurs préconisé d’aménager les règles de mise en cause de la responsabilité pénale des membres du gouvernement, le comité proposant même un texte à cet effet. Bien sûr, le renforcement des moyens humains est fondamental et le comité propose de recruter au moins 1 500 magistrats, 2 000 juristes assistants, 2 000 agents administratifs et 2 500 à 3 000 greffiers, tout en revoyant les grilles de salaire pour renforcer l’attractivité de ces emplois. Il préconise la mise en place d’une véritable politique de ressources humaines, avec des actions de gestion et de répartition des ressources, des stratégies de formation et de développement des carrières, la diversification des recrutements et de nouvelles procédures d’évaluation des fonctionnaires. Le comité souhaite également que soit enfin rompu le lien entre le grade et l’emploi. La prise en compte des enjeux liés au numérique doit intervenir dès la conception des réformes, en prenant en compte la réalité du terrain. Le comité estime également qu’il faut revaloriser l’aide juridictionnelle. Jean-Marc Sauvé a également égrené quelques mesures plus spécifiques, symboles de ce changement de paradigme. En ce qui concerne la justice civile, il est suggéré de repenser le rôle de la première instance, pour laquelle la collégialité devra être rétablie, et de l’appel, qui doit devenir une véritable voie de réformation et non pas l’occasion de refaire le procès. Il faut également une politique de filière pour encourager les magistrats à faire du droit civil. La justice économique devrait être régulée par des « tribunaux des affaires économiques », au fonctionnement desquels les parties participeront.

Les conseils de prud’hommes seront renommés « tribunaux du travail » et les affaires seront orientées ab initio en conciliation, ou devant la formation de jugement, éventuellement directement en départage. Le rôle des juridictions des mineurs sera revu et le mandat de protection future réformé. En ce qui concerne la justice pénale, le comité suggère la réécriture, à droit constant, du code de procédure pénale devenu illisible.

Il s’élève en revanche contre l’investigation du champ sentenciel par le parquet. Le comité déplore « un renforcement de leur pouvoir de sanction autonome, qui éloigne le parquet de son rôle premier d’autorité de direction de l’enquête et des poursuites », peut-on lire dans la synthèse. À rebours de la tendance actuelle, le rapport se prononce en faveur du maintien du juge d’instruction. Il aborde aussi la question de la peine et de l’état des établissements pénitentiaires surpeuplés, qui ne peuvent assurer leurs missions de réinsertion ou de prévention de la récidive.

La question cruciale des moyens

« Nous avons aussi considéré que la question des moyens, trop souvent occultée, était sur la table », a martelé l’ancien vice-président du Conseil d’État. Si le rapport indique, dans une forte proportion, que l’augmentation des moyens est une condition du redressement de la situation de la justice, il précise néanmoins qu’il ne s’agit pas d’une fin en soi. D’ailleurs, s’il donne des indications relatives aux effectifs, il se garde bien d’évaluer cette hausse indispensable. Il précise d’emblée que l’augmentation doit être mise au service d’une gestion plus rigoureuse et d’une vision dynamique et prospective de l’institution, impliquant des évaluations rigoureuses et transparentes de leur utilisation. D’après le comité, l’une des questions essentielles est celle de la répartition des moyens alloués, en l’absence d’outils de pilotage efficaces. Il convient donc que le ministère de la Justice élabore, dans les meilleurs délais, un système d’allocation des moyens adossé à un référentiel d’évaluation de la charge de travail des magistrats, qui renforcera la crédibilité des demandes budgétaires formulées en ce sens.

Réactions L’Ordre des avocats de Paris a salué, dans un communiqué, certaines des approches du rapport. Il indique néanmoins rester en attente des suites concrètes qui lui seront données. Car c’est bien l’une des principales critiques qui avaient été faites à l’encontre de ces États généraux de la justice : que va-t-on en faire ?

Le Syndicat de la magistrature (SM) et le Syndicat des avocats de France, aux termes d’un communiqué commun, ont exprimé leurs doutes quant à la hausse des moyens alloués à la hauteur des ambitions du rapport. L’Union syndicale des magistrats (USM) a fait part de sa « déception », estimant que ce travail n’est qu’une compilation de précédents rapports et reprend un constat dressé depuis plus de 15 ans par le syndicat. La « communauté des juristes », représentée par le Cercle Montesquieu, Paris Place de Droit et l’AFJE s’est quant à elle réjouie, dans un communiqué commun, des mesures préconisées en matière de justice économique, mais attend également les retombées concrètes. Elle annonce, pour la rentrée de septembre, la tenue d’une conférence commune « États généraux de la justice : une avancée pour les acteurs économiques ? », qui permettra de tracer des perspectives pour les réformes à venir. Le groupe de travail a, de son côté, indiqué qu’il avait rempli sa mission et qu’il ne lui appartenait pas, en l’état, de suivre les éventuelles réformes qui faisaient suite à ses recommandations. Dont acte. Lors de la remise du rapport, l’Élysée a tout de même chargé le garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, d’organiser, dès le 18 juillet prochain, une concertation avec l’ensemble des acteurs du monde judiciaire sur la base de ces conclusions. Une concertation sur la concertation en quelque sorte. Une loi de programmation, annoncée par la première ministre dans son discours de politique générale, devrait intervenir à l’automne…