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En Italie, la résurgence du patriotisme économique

Par La rédaction

La vigueur actuelle du marché italien des fusions-acquisitions n’est pas à démontrer. Du secteur bancaire, à la gestion d’actifs, en passant par les transports ou encore les télécommunications, les « méga-deals » sont en cours de l’autre côté des Alpes. Cette tendance ne doit pas être sous-estimée par les investisseurs étrangers – a fortiori français –, tant la défense de l’italianité des fleurons transalpins s’affirme désormais comme une figure imposée du M&A italien. Pascal Dupeyrat, conseil stratégique chez Relians et Alexandre Capel, juriste doctorant, analysent le phénomène pour la LJA.

La France se voit de plus en plus comparée à l’Italie. Qu’est-ce que cela manifeste ?

Depuis peu, la France – qui s’est longtemps enorgueillie de sa première place parmi les pays d’accueil des investissements étrangers en Europe1 – se voit comparée à l’Italie. Et cela au bénéfice de cette dernière... Les investisseurs et le patronat français2 louent, en effet, la stabilité et la prévisibilité d’un régime qui, ayant récemment fêté ses trois années au pouvoir (un record depuis la crise financière de 2008), est désormais perçu comme résolument « pro-business »3. De même, les marchés financiers accordent leur confiance à l’Italie4. Le spread entre les bons du trésor italien (buoni poliennali del Teroso) et ceux de l’Allemagne (bund) est au plus bas depuis 20215 – lorsque Mario Draghi était au pouvoir – et le risque de crédit de la France, illustré par les fluctuations de ses taux d’intérêts, est parfois jugé plus important que celui de son voisin, dont le montant de la dette atteint pourtant les 137 % du PIB (contre 118 % pour la France). Au-delà de la compétition entre la France et l’Italie, c’est surtout le mix « attractivité/patriotisme économique » qui est loué, et plus encore sa parfaite articulation.

Est-ce là le signe d’un plus grand interventionnisme d’État transalpin ?

Comme la France, l’Italie a vu depuis 20 ans certains de ses joyaux industriels passer sous pavillon étranger – à l’image de Lamborghini, cédé en 1998 au groupe allemand Volkswagen ou de Pirelli, racheté en 2015 par l’entreprise d’État chinoise China National Chemical Corporation (SinoChem). L’actualité récente illustre, toutefois, il est vrai, le retour en force d’un État italien plus prompt à protéger ses actifs stratégiques et/ou symboliques en contrepoids du libéralisme et de la mondialisation.

En 2023, l’État italien a ainsi décidé de souscrire une golden share au capital de Pirelli afin d’endiguer les velléités de l’actionnaire de contrôle chinois qui souhaitait alors accroître ses droits en matière de gouvernance6. En 2025 à nouveau, le ministre de l’Économie faisait usage de ce mécanisme afin de contrer l’OPE hostile lancée par UniCredit sur Banco BPM, respectivement deuxième et troisième banque du pays. Si l’offensive venait cette fois-ci d’un concurrent domestique, ce rapprochement n’était pas du goût du gouvernement italien qui, dans le cadre du mouvement de consolidation bancaire en cours7, n’envisageait pas une telle union. Se muant en véritable banquier d’affaires, celui-ci préférait, en effet, constituer un troisième pôle bancaire8, derrière Intesa Sanpaolo, première banque du pays et Unicredit. Le mariage arrangé – sous les auspices du gouvernement italien – devait permettre d’unir Banco BPM avec la banque siennoise Monte dei Paschi, laquelle vient d’ailleurs de faire l’acquisition d’un autre fleuron de la finance italienne : Mediobanca9. Au-delà du secteur bancaire, le gouvernement italien suit aussi de près, en ce moment même, le potentiel rachat du fabricant de camion Iveco, propriété de la famille Agnelli, par l’entreprise indienne Tata Motors10. Il pourrait utiliser, une nouvelle fois, son golden power ou mettre en œuvre son dispositif de contrôle des investissements étrangers, à propos duquel le ministre des Entreprises et du Made in Italy n’hésitait pas à dire que « les investissements étrangers sont une bonne chose, mais c’est l’État qui dicte les règles »11.

L’immixtion de l’État italien s’arrête-t-elle simplement aux grandes opérations de M&A ou va-t-elle plus loin ?

L’immixtion de l’État italien ne se limite pas, il est vrai, à la « seule » souscription de golden shares. Dans certaines sociétés cotées, dans lesquelles il détient une participation minoritaire, il est aussi à la manœuvre pour nommer les dirigeants. Il en va ainsi des sociétés Enel et Eni (énergie, pétrole et gaz), Leonardo (aéronautique et défense) ou encore Terna (électricité) où des changements de castings ont été opérés12. À la faveur du changement de contrôle au niveau de Mediobanca c’est aussi un « ex-grand commis de l’état »13 – Vittorio Grilli, ancien ministre de l’économie de Mario Monti – qui vient de prendre les rênes de la banque milanaise. De la même manière, cet État-manœuvrier n’hésite pas à conclure des accords avec des fonds privés (Blackstone et Macquarie) voire des fonds souverains (State Grid, entreprise d’État chinoise)14 dans le cadre de la cession de certains opérateurs nationaux (Autostrade, principal opérateur autoroutier italien) ou de la conclusion d’accord de gouvernance (avec CDP Reti, holding publique détenant d’importantes participations au sein des opérateurs de réseaux gaziers et électriques italiens).

Les sociétés françaises doivent-elle s’inquiéter ?

Si l’actualité récente a davantage été marquée, ces derniers mois, par la montée d’Unicredit au capital de son rival allemand Commerzbank – à défaut de « mariage à l’italienne » avec Banco BPM – il ne faut pas s’y tromper. La vigilance du gouvernement italien se portera, à l’avenir, sûrement davantage du côté de la France.

Il faut dire qu’historiquement les sociétés françaises ont souvent choisi l’Italie comme marché-cible de leurs opérations de prise de contrôle. L’OPA de Lactalis, groupe laitier français, sur l’italien Parmalat en 2011 avait provoqué de vives tensions entre le président Nicolas Sarkozy et le président du Conseil Silvio Berlusconi. Si ce dernier s’était refusé à qualifier l’offre d’« OPA hostile »15, les efforts déployés à l’époque – report de l’assemblée générale de Parmalat afin de préparer une contre-offre menée par un consortium 100 % italien (Caisse des dépôts italienne, accompagnée des grandes banques du pays (Intesa Sanpaolo, UniCredit et Mediobanca)) – masquaient mal la gêne de Rome de voir l’entreprise parmesane passer sous pavillon français. Réunis lors d’un sommet conjoint les deux chefs d’État avaient d’ailleurs pu évoquer le « souhait commun » de l’Italie et de la France « d’arriver à créer de grands groupes internationaux franco-italien, italo-français » et qu’« il n’y a(vait) pas lieu de se faire une guerre »16

Difficile donc, même à l’époque, de dissimuler le sentiment qu’avaient déjà les italiens de constituer « une terre de conquête », dénonçant un « impérialisme à la française »17 qui, avec ses grandes entreprises, venait s’attaquer aux PME-ETI symboliques d’un capitalisme italien plus familial. Au-delà même de l’alimentaire, les autres secteurs clés de l’économie italienne étaient, en effet, eux aussi touchés par cette vague d’acquisitions françaises. Le luxe, avec le rachat de Bulgari (luxe, joaillerie) par LVMH18, l’énergie avec celui d’Edison (électricité et gaz) par EDF19 et déjà le secteur bancaire dans lequel BNP Paribas prenait, en 2006, le contrôle de Banca Nazionale de Lavoro20 tandis que Crédit Agricole faisait, en 2007, l’acquisition de Cariparma-FriulAdria, cédée par Intesa Sanpaolo21.

Faut-il voir, dans ces dernières opérations qui ont marqué l’actualité récente, un tournant ?

Sûrement. Depuis quelques années, les assauts français ne sont plus autant couronnés de succès que par le passé. Xavier Niel (Iliad) qui a longtemps lutté pour acquérir le contrôle de Telecom Italia – anciennement propriété de Vincent Bolloré (Vivendi) –, doit composer avec le patriotisme économique du gouvernement de Giorgia Meloni qui laisse planer, depuis le début de l’année 2025, la mise en œuvre de son golden power. Dans le secteur de la gestion d’actifs, le projet d’accord visant à la création d’une joint-venture entre BPCE et Generali (qui est aussi le premier détenteur de la dette italienne), se voit opposer la même fin de non-recevoir par certains actionnaires proches du gouvernement italien et récemment mis en majorité par le changement de contrôle au sein de Mediobanca qui en était un des principaux actionnaires22. Similairement, après s’être renforcée avec le rachat d’AXA IM, BNP Paribas se positionne dans la course afin de remplacer Amundi. Jusqu’à présent lié par un accord avec Unicredit permettant d’organiser la gestion des fonds des clients de la banque 23, le gestionnaire français semble, en effet, être tombé en disgrâce depuis que sa maison mère, le Crédit Agricole, a largement contribué à l’échec de l’OPE hostile qui visait Banco BPM. Rétrospectivement, on comprend mieux les efforts déployés par la banque française, celle-ci ne faisant plus mystère de ses intentions de racheter Banco BPM, dont elle détient déjà 20 % du capital. Si des discussions sont en cours24, la réaction de l’État italien reste, pour l’heure, totalement incertaine, d’autant que Monte dei Paschi reste dans la course.

En réalité, rien de nouveau sous le soleil des cycles économiques. L’époque est au retour des États. Et l’Italie joue pleinement ses cartes.