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Deuxième cas d’examen par la Commission européenne d’une opération sous les seuils de notifiabilité et sans dimension communautaire

Par Ondine Delaunay

Dans le cadre du projet de rachat d’Autotalks par Qualcomm, la Commission européenne a décidé d’ouvrir une procédure d’examen sur le fondement de l’article 22 du Règlement concentrations. L’opération ne franchit pourtant aucun seuil de notifiabilité national au sein de l’Union européenne. Explications de Jean-Julien Lemonnier, associé de Stephenson Harwood.

Dans quel contexte s’est ouverte cette procédure d’examen ?

Le 8 mai 2023, le géant américain Qualcomm a annoncé son intention d’acquérir Autotalks (opérateur israélien de taille très modeste) pour un montant avoisinant les 400 M$. Ces deux entreprises sont actives dans la vente de systèmes de communication V2X en Europe ; technologie développée notamment dans la perspective de l’avènement des véhicules autonomes.

Cette opération ne franchit aucun seuil de notifiabilité national au sein de l’Union européenne et n’est pas de dimension communautaire. À la suite d’une sollicitation de la Commission européenne1, l’Autorité française de la concurrence et six2 autres autorités, auxquelles se sont joints huit autres États membres3, ont présenté une demande de renvoi de cette opération vers la Commission sur le fondement du premier paragraphe de l’article 22 du Règlement concentrations.

Le 18 août, la Commission a annoncé qu’elle accueillait favorablement cette demande. C’est seulement la deuxième fois que la procédure « sous les seuils » de l’article 22 est mise en œuvre après l’opération Illumina / Grail en 2021.

En quoi le recours à l’article 22 du Règlement concentrations de 2004 est-il original ?

L’article 22 du Règlement concentrations de 2004, comme avant lui celui de 1989, permet à une autorité nationale de concurrence de renvoyer à la Commission une opération de concentration quand bien même elle ne serait pas de dimension européenne. Auparavant, la Commission recommandait aux États membres de ne pas formuler de demande de renvoi lorsque l’opération n’était pas notifiable au niveau national. En septembre 2020, la Commission a annoncé son intention de lever cette recommandation et désormais les opérations peuvent faire l’objet d’un renvoi, qu’elles atteignent ou non l’un des seuils nationaux d’un État membre.

Ainsi, en parallèle des cas de saisines d’opérations franchissant au moins un seuil national (une grosse quarantaine de cas au total, comme récemment les cas Facebook/Kustomer et Adobe/Figma), sont apparus des cas de saisine portant sur des opérations ne franchissant aucun seuil national.

L’opération Illumina / Grail a inauguré le dispositif et a donné lieu à de nombreux développements et recours dont certains sont encore pendants devant le Tribunal ou la CJUE. Parmi eux, relevons que la Commission a interdit l’opération le 6 septembre 2022. Par ailleurs, le 13 juillet 2022, le Tribunal a validé le principe du renvoi par un État membre de l’examen à la Commission d’une opération non notifiable au niveau national4. Enfin, Illumina a été condamnée le 12 juillet 2023 au paiement d’une amende d’un montant record de 432 M€ pour avoir réalisé l’opération (gun jumping) alors que la Commission venait de lancer sa procédure d’examen.

Doit-on en conclure à un élargissement
du pouvoir de la Commission européenne ?

Avec maintenant quasiment trois années de recul depuis le discours de la Commissaire Vestager annonçant cette nouvelle approche de l’article 22, on constate que cette procédure n’est activée que dans des cas exceptionnels et que l’over enforcement redouté par certains ne s’est pas produit5.

Pour autant, une telle possibilité constitue une forme de rupture pour les entreprises, qui ne sont plus assurées comme auparavant qu’une opération n’aura pas à être notifiée si les seuils ne sont pas atteints. Il ne faut pas banaliser ce changement de paradigme car ce nouveau risque entraîne des conséquences pouvant affecter par exemple le choix d’un acquéreur, les termes des contrats ou encore le délai pour le closing. La mésaventure vécue par Illumina doit aussi servir d’avertissement aux entreprises qui mettent en place un spin-off puisque Grail a été une filiale de Illumina que celle-ci a voulu réacquérir. C’est donc ici un business model fréquent dans le secteur pharmaceutique qui est remis en cause.

Comment les entreprises doivent-elles anticiper les risques ?

Nous disposons aujourd’hui d’éléments6 qui permettent de déterminer si une opération sous les seuils risque d’être renvoyée sur le fondement de l’article 22. Certaines configurations d’opérations doivent retenir l’attention, en particulier lorsqu’une cible représente une pression concurrentielle actuelle ou potentielle qui ne se reflète pas dans son chiffre d’affaires. Il en va de même lorsque le prix d’acquisition est sans proportion avec ce chiffre d’affaires ou lorsque la cible dispose d’un savoir-faire exclusif. Même s’il ne s’agit pas d’une réglementation sectorielle, on sait que certaines activités sont plus particulièrement visées, comme le pharmaceutique ou le digital. Une prise de contact avec les autorités de concurrence nationales concernées ou la Commission peut, dans certains cas, être nécessaire et est d’ailleurs prévue. Face à une telle situation, les entreprises doivent agir de manière proactive car la réalisation de l’opération n’empêchera pas sa remise en cause des mois, ou même des années après, comme cela est explicitement prévu par les textes.